Laura

2. Maman


Aujourd'hui, maman n'est pas morte. Pas plus qu'hier, peut-être que demain… J'ai entendu sa voix résonner dans le couloir. Viens aider ta mère. Où es-tu ? Je n'en peux plus de ces oiseaux. Cela ne veut rien dire. Peut-être que demain...

Hier, j'avais regardé un documentaire sur les grandes batailles de la Seconde Guerre mondiale qui s'était terminé à deux heures. Ce matin, je voulais dormir. Plus longtemps, chaque jour plus longtemps. Je voulais attendre que le soleil soit bel et bien levé. Depuis Emma, je détestais les aurores, je les fuyais. Je fuyais les nappes de brouillard qui enveloppaient les passants et laissaient le ciel régner. Je fuyais les chants du coq, celui des pinsons et celui des marchés. Chaque aurore était un clou en plus planté dans mes mains. Chaque aurore était l'occasion pour Emma de resserrer l'étreinte autour de mon cou. Chaque aurore était une goutte de sang en plus tombée sur le parquet.

Mais chaque jour, à sept heures exactement, ma mère appelait de sa chambre et sa voix cassée rebondissait sur les murs du couloirs, entrait par la porte qu'elle demandait de laisser entrouverte la nuit au cas où, et me trépanait d'un morceau de cerveau, déjà nécrosé par les croix qui étiraient le calendrier depuis des années avec le plaisir sadique qu'ont les choses de souligner au feutre rouge l'inanité de nos expectations, la vacuité de notre attente.

Elle m'attendait dans son lit, étalée sur les draps comme une méduse sur une plage à marée basse, toute immobile à part les doigts de sa main gauche qui tapotaient théâtralement la table de nuit pour marquer son impatience. Elle savait que je ne supportais pas ce tambourinement qu'elle répétait sur la table de chevet au réveil, sur la table de la cuisine durant les repas, sur l'accoudoir du fauteuil le reste du temps et sur la télécommande de la télévision lorsqu'il était l'heure pour elle d'aller se coucher et de me rendre à la nuit durant laquelle je faisais semblant de ne plus entendre ses ronflements.

Elle tapotait et c'était pour moi comme une armée dont on entendait les pas cadencés vibrer sur la plaine longtemps avant de la voir se dessiner à l'horizon. Elle tapotait et c'était pour elle le seule procédé possible, de sa seule main valide, pour me rappeler que j'avais à mettre en sourdine ma longue agonie pour faire ce qui était mon devoir : l'accompagner, avec de la pitié dans les yeux et tout l'amour qu'un fils porte à sa mère, dans la dernière ligne droite de sa vie méritante et interminable.

J'ai fixé, avec la vaine détermination d'un psychokinèse, ses doigts qui s'élevaient et s'abaissaient sur le bois avec une exceptionnelle coordination vu son état, qui perçaient ma cage thoracique et me tripotaient les ventricules du cœur avec un sens du rythme inhumain. J'aurais bien tranché ses doigts tordus, un par un, phalange après phalange, pour les voir pisser le sang comme des pistolets à eau. Ou j'aurais recouvert de feutrine tous les meubles, tous les bibelots, pour l'obliger à vivre dans une maison où ses doigts n'auraient rien à tapoter, une maison cotonneuse et silencieuse, hors du temps, où elle aurait compris que ma vie depuis dix ans était un chewing-gum qui ne cessait de s'étirer, tendu à l'extrême, presque translucide, et qui refusait de se briser en claquement sec, pendouiller jusqu'au sol et s'y accrocher tel un parasite.

— Pourquoi donc fais-tu sonner le réveil à 7 heures ? (Ma voix était involontairement mielleuse.) Tu n'as de toute manière rien à faire de la journée. Profites-en pour dormir.

— Tu voudrais que je me laisse mourir. Je le sais bien. Je le lis dans tes yeux. Ils sont remplis de pitié pour toi-même. Mais rien pour moi : que du mépris et de la haine.

— Ce n'est pas vrai.

— Tu sais, avant, quand ton père était encore là et que tu étais un mioche, je me levais chaque matin à 5 heures, même le dimanche. Je nettoyais la maison, je préparais le petit déjeuner et à 6 heures tu arrivais. Tu venais sur le pas de la porte quand je jetais l'eau sale dans le caniveau, tu t'asseyais sur la pierre bleue et tu regardais le jour se lever, les gens remplir doucement les rues. Ensuite tu allais regarder la télévision. Je te laissais faire, même le jour du Seigneur. Tu pouvais te lever tôt à l'époque, j'en étais fière. Alors je te laissais faire.

— Je sais, maman.

— Je me lèverais aux aurores aujourd'hui encore s'il n'y avait cette foutue jambe qui ne répond plus. Mais toi tu ne te réveilles plus seul. Alors j'attends pour te réveiller. Je te laisse dormir jusqu'à 7 heures. C'est déjà assez tard, tu devrais m'en remercier.

— Oui maman.

— Alors ?

— Merci maman.

J'ai approché la chaise roulante devant le lit. Elle s'est mise en position assise et a pivoté pour faire pendre ses jambes face à moi. J'ai mis mes mains sous ses bras pour la soulever. Je l'ai portée sur la chaise. Je l'ai fait rouler jusqu'aux escaliers. J'ai remis mes mains sous ses bras pour la re-soulever. Je l'ai portée sur le siège de l'ascenseur que j'avais fait installer sur la rampe avant son retour de l'hôpital.

Elle a posé la main sur le boîtier de commande et a entamé sa longue plongée d'une lenteur intersidérale. J'ai replié la chaise, j'ai descendu les marches, je l'ai dépassée. Arrivé en bas, j'ai déplié la chaise roulante et j'ai attendu qu'elle arrive à ma hauteur, la regardant fondre sur moi, ses yeux défilant sur les photos de familles d'avant 1989 qu'elle m'avait fait accrocher tout le long du mur des escaliers. 

Elle n'en finissait pas de glisser vers moi, comme une coulée de lave, les fesses débordant du siège. Le ciel n'avait-il que cette mariophanie à m'envoyer chaque jour sans exception ? N'y avait-t-il pas d'autres signes possibles ? De la miséricorde, du pardon ou une pluie de ballons multicolores et de rubans de papier qui me tomberaient dessus  par surprise, alors que mes amis surgissant de derrière les murs me diraient On t'a bien eu et Tu as marché à cent à l'heure.

Il n'y avait, avec la régularité de la trotteuse d'une horloge, que ma mère qui descendait du ciel en me reniant de toute la force de ses doigts, en conchiant mon père, en se rappelant le bras autour de son épaule qui les faisaient marcher de manière maladroite, ridicule et insoutenable comme l'amour. Et ce gamin plein de promesses et d'entrain qui n'était plus qu'un quadragénaire divorcé, chômeur de longue durée, qui avait perdu la seule femme qui avait osé l'aimer et avec elle les enfants qu'il ne reverrait plus.

Au pied de l'escalier, j'attendais, dévoué, le crâne lacéré par le bruit lancinant et crispant de l'ascenseur fourbu d'avoir à porter à ma suite le poids de ma mère. Parfois, souvent, chaque jour, j'espérais que la machine, solidaire de mon désespoir, rende les armes brusquement et m'expédie sur la tronche le corps dévitalisé de ma grosse mère qui serait largement suffisant pour me tuer sur le coup avec elle.

Elle est arrivée à ma hauteur, saine et sauve comme chaque jour. Je l'ai soulevée du siège. Je l'ai reposée sur la chaise roulante. Nous sommes allés prendre le petit déjeuner dans la cuisine. Quand nous avons eu fini de manger, je l'ai conduite dans le salon. Je l'ai installée dans le fauteuil. J'ai placé la télécommande dans sa main. Elle a allumé la télévision. En me regardant, elle a tapoté l'accoudoir en bois sculpté.

— Dis-moi ce qu'il y a à la télévision ce matin. Tu te souviens que, lorsque tu étais petit, tu soulignais au stylo à bille rouge chaque programme que tu voulais regarder ? Ton père enrageait, mais je lui disais Laisse-le faire et Ce n'est pas grave. Tu t'en souviens ?

— Non maman.

J'ai pris le programme télé et j'ai lu l'intitulé des programmes, ainsi que les deux phrases qui suffisaient à les résumer, en partant de la première chaîne et en finissant à la chaîne du sport qui ne l'intéressait que pour le patinage artistique. Cette litanie, à peu près identique jour après jour mais chaque fois un peu différente, l'apaisait. C'était une prière à l'immuabilité.

— Reste un peu avec moi, s'il te plaît.

— Mais maman.

— Tu aimais tellement la télévision avant. Maintenant j'ai l'impression que ça ne t'intéresse plus. Qu'est-ce qui t'arrive ?

Si tu savais, maman. Si tu savais ce qu'il m'arrive. Ou plutôt ce qu'il ne m'arrive pas, jamais. Tu as vu dans quel état tu es. Tu ne peux plus faire un geste sans que je sois derrière toi pour te soulever le bras, ou te porter de ton lit à la chaise roulante, de la chaise roulante à ton ascenseur ou à ton fauteuil. Et pourtant tu sens encore l'envie de te laisser emporter par le flux monotone des jours. Alors que moi... Si tu savais ce que c'est d'être sans y être, d'attendre sans espérer, de faire semblant de faire semblant.

— Rien maman. Ne t'inquiète pas.

La procédure était précise. À 10 heures — le moment qui convenait le mieux à tous — Stuart appelait Richard pour prendre de ses nouvelles et lui donner des siennes. Ensuite, Richard m'appelait, me demandait comme ça allait, me disait que Stuart et lui étaient aussi en forme. Je contactais alors Stevie qui me disait la même chose et puis Stuart pour lui dire que tout allait bien pour tout le monde, que c'était reparti pour une nouvelle journée de folie et pour le rassurer un peu. Et s'il ne se passait jamais rien, si nous avions rêvé ? Mais j'y croyais de moins en moins.

À 10 heures et 3 minutes, le portable a vibré sur la table basse. Il ressemblait à un poisson sorti de l'eau qui convulse sur la berge. Un poisson avec la tête gonflée de Richard accrochée à son corps frétillant. Un poisson qui se tortillait depuis dix ans sans que personne ne veuille abréger ses souffrances. Un poisson qui aurait préféré finir en filet enfariné dans un restaurant sans style et sans prestige du bord de mer ou des abords d'une nationale plutôt que gigoter sans fin à moins d'un mètre du bord, les yeux fixés sur la rivière qui s'écoulait sans lui, son eau pure et l'embouchure au loin. Un poisson qui se noyait dans l'air libre qui l'enveloppait de tout son poids insupportable. J'ai pris le portable et j'ai répondu directement. Les premiers jours, je m'éloignais dans la cuisine pour n'être pas entendu de ma mère. Aujourd'hui, je ne prenais plus cette peine.

— Allô Richard, comment ça va ?

— J'ai un peu mal à la tête depuis hier. Et j'ai toujours mal quand je pisse.

— Tu devrais voir un médecin pour ça, non ?

— C'est ce que je vais faire. J'ai pris rendez-vous chez l'urologue vendredi.

— Et Stuart ?

— Comme d'habitude. Il est extrêmement nerveux. Il devrait se calmer, il va finir par faire une attaque. Tu sais qu'hier il est parti à Reims, comme ça, tout seul ? Il avait fait quelques recoupements et il pensait l'y trouver.

— Il l'a trouvée ?

— Bien sûr que non. C'était une fausse alerte. La fille ne ressemblait pas du tout à Emma. Enfin, peut-être un peu, mais ce n'était pas elle. En plus tu as vu comme il est tombé des cordes hier. C'était dangereux. Je lui ai dit. Avec un temps pareil, il vaut mieux rester chez soi.

— Je lui dirai aussi. En parlant de météo, tu as vu qu'ils annoncent de la neige pour cet après-midi ? Il vaudrait mieux que tout le monde reste à la maison. Ne pense même pas à sortir ta moto, Richard.

— D'accord. À demain.

— À demain.

J'ai répété la même chose à Stevie. J'ai ajouté que j'avais ressenti une gêne dans la poitrine en me levant ce matin, mais que c'est passé. J'irai voir le médecin demain matin à 10h30.

J'ai ensuite appelé Stuart, je lui ai dit de ne pas prendre la voiture quand il fait un temps pareil, d'arrêter ses conneries, que ça ne servait à rien de chercher Emma, qu'elle avait disparu de la même manière qu'elle était apparue, qu'elle n'était sans doute même pas humaine, même pas tangible, qu'il ferait mieux de s'occuper de son épouse et d'amener son fils au football plutôt que partir dans un mauvais road movie, que ça ne servait à rien de chercher la miséricorde, parce qu'elle n'existe pas, elle n'est nulle part, ni à Reims, ni à Tombouctou, ni à Buenos Aires, ni dans nos cœurs, ni dans ce crépuscule interminable, ni dans la nuit qui suivra.

Comme chaque jour, il m'a demandé en pleurant, avec la voix d'un gamin qui sent pour la première fois la gravité du monde sur ses épaules Pourquoi nous ? Tant d'autres en ont fait plus, et des pires encore. D'autres ont exterminé des familles, des enfants, des peuples entiers. D'autres condamnent chaque jour des milliers de gens à la misère, et comme chaque jour, je n'ai rien trouvé à lui répondre.

J'ai reposé le portable au bord de la table basse. Il avait l'air aussi mort que moi, le visage éteint, totalement immobile pour ne pas risquer d'un mouvement mal contrôlé de tomber au sol. Ma mère avait suivi la scène — ma main qui allait de la table basse à mon oreille et de mon oreille à la table basse — du coin de son œil valide, le sourcil relevé, mais sans écouter la conversation.

Elle n'écoutait plus depuis longtemps nos considérations médicales. Elle avait mieux à faire, comme par exemple commander par téléphone une crème fabriquée à partir de bave d'escargot qui allait redonner l'éclat de la jeunesse à son visage en lambeau, son visage déformé par la paralysie qui faisait ressembler le côté droit de sa silhouette à du pudding dégoulinant, et sa bouche en particulier à l'extrémité d'un cloaque, d'où coulait doucement sur une journée assez de ladite bave pour ravaler la façade ridée de toutes les vieilles du quartier.

Du point de vue de ma mère, ou de n'importe qui d'extérieur — admettons que nous recevions de la visite à cette heure matinale, admettons que nous recevions de la visite — ces échanges de coups de fils pourraient témoigner d'un lien plus fort que les liens du sang, une magnifique amitié désintéressée, comme on n'en trouve que dans les livres ou dans les films, chacun s'inquiétant des autres comme de sa propre personne, prêt à se sacrifier pour laisser l'autre vivre, une amitié indivisible entre quatre hommes unis comme les doigts de la main. D'une certaine manière, c'était le cas. Mais cette amitié était une amitié de circonstance et n'était motivée que par une peur farouche et lâche de la mort. Le sacrifice était une affaire quotidienne et d'un ennui incommensurable.

Je me suis enfoncé dans le fauteuil d'où je n'entendais la respiration malade de la mère et les envolées enthousiastes de la télévision que comme un lointain murmure. Et j'ai rêvé. Il n'y avait que ça à faire. J'ai ajouté une touche de jaune, redressé un trait mal dessiné, ajouté un personnage que j'aurais peut-être dû rencontrer. J'ai complété un peu le décor de cette vie que je n'aurai jamais, de ces lieux que je visiterai jamais, de ces voyages que je n'entreprendrai jamais, de ces routes qu'aujourd'hui j'hésite à traverser. Je me suis imaginé grimper les escaliers de Montmartre, me promener le long du Tage, m'asseoir en terrasse dans le Barri Gótic, monter dans le London Eye, descendre dans la catacombe de San Sebastiano, pique-niquer devant le Golden Gate et pour finir laisser mon corps dériver parmi les autres sur le Gange.

J'ai rêvé de mon fauteuil, loin de la télévision allumée, dans l'odeur de renfermé que ma mère et moi ne sentions plus à force de vivre enveloppée par elle. J'ai rêvé à l'ombre, pâle de ne jamais voir le soleil, qui ne se levait ni ne se couchait pour nous tant que la télévision diffusait ses images trop belles, trop nettes pour avoir envie de les peindre nous-mêmes. Chaque jour je rêvais puis je m'endormais, je dormais la moitié de la journée, je fuyais dans le sommeil le temps qui avançait lentement en se dandinant, provocateur avec son cul qui se balançait devant ma gueule en me disant Tu ne me rattraperas pas, ce qui est fait est fait.

Je fermais les yeux et j'y trouvais du réconfort. Je dormais et Emma disparaissait, avec sa maison d'ouvrier bobo, sa chambre sans peinture, son lit défait, sa robe de nuit trop grande, son sexe exposé bouche ouverte comme une lotte sur l'étal d'un poissonnier. Je me rêvais déclinant l'invitation de Stuart, restant à la maison avec ma mère qui, le samedi, préparait des pâtes et regardait des émissions de variétés. Je me rêvais au cinéma avec ma femme, les enfants restés à la maison avec la baby-sitter à 15€ l'heure (mais ça en valait la peine), je me rêvais embrasser mes enfants sur les deux joues en les mettant au lit et m'asseoir dans le canapé près de ma femme, ne voyant rien d'autre que son profil endormi sur mes cuisses, son oreille parfaitement dessinée, son grain de beauté sur la joue et n'entendant rien d'autre que son souffle apaisé, ses inspirations profondes et ses petits rires qu'elle lâchait en rafale quand elle s'endormait dans cette position.

Je rêvais et je remontais le temps. C'était moi maintenant qui lui montrais mon cul, je remontais à grandes enjambées ces dernières années, ma jeunesse, mon adolescence, mon enfance, ma naissance. Je rêvais, je remontais le temps et je ne naissais jamais.

À onze heures, j'ai donné la bouillie à ma mère et j'ai moi-même un sandwich. Pendant que je faisais la vaisselle, il a commencé à neiger. Au début, les flocons tombaient comme des larmes devant la fenêtre de la cuisine et étaient instantanément absorbés par le béton quand ils touchaient le sol.

Ils sont ensuite devenus plus nombreux. Ils étaient une armée de Dieu, une armée d'anges-soldats, paisibles, confiants, sûrs de leur force. Ils se multipliaient comme des bactéries et ont fini par tirer un rideau blanc entre moi et le jardin en contrebas. Ils n'ont plus fondu, ils se posaient tranquillement, les uns au-dessus des autres et tissaient progressivement un tapis que l'hiver allait poser sur la ville comme on jette un drap sur les meubles d'une maison qu'on abandonne jusqu'à la saison suivante. Si un jour on y retourne.

J'avais envie de téléphoner à Stuart pour lui rappeler de rester à la maison auprès de sa femme et de son fils qui aujourd'hui, et les autres jours aussi d'ailleurs, étaient ce qu'il y avait de plus important pour lui et les seules choses sur cette Terre pour lesquelles il valait la peine de s'inquiéter.

J'avais envie d'appeler Richard aussi pour l'empêcher de sortir à moto, lui dire qu'une épouse acariâtre et des enfants insupportables ne méritaient pas que quatre personnes meurent pour eux.

J'avais envie que Stevie m'appelle pour me rassurer. Mais nous avions convenu que, outre le coup de fil mécanique, nous ne devrions en aucun cas nous appeler à un autre moment de la journée, pour nous ménager des journées supportables et ne pas nous rendre la vie impossible. Si tant est que c'était envisageable — je ne l'envisageais pas.

Ma mère éructait devant une patineuse au costume outrancier, applaudissant de sa seule main valide sur l'autre gisant sur ses genoux. Les mains grasses et flasques de ma mère faisaient un bruit semblable à celui d'un drapeau qui claque dans le vent. Ou, plus réaliste, le bruit d'une fessée sadique sur le gros cul d'un gros type venu se faire dominer par une grosse salope.

Alors j'ai enfilé un deuxième pull, une deuxième paire de chaussettes et des hautes chaussures fourrées. J'ai mis mon manteau que j'ai boutonné jusqu'au cou. J'ai passé mes gants en laine d'alpaga. J'ai enfoncé ma tête dans un bonnet en laine d'alpaga. J'ai entouré le tout d'une grosse écharpe en laine d'alpaga qui faisait office de ruban pour orner l'épouvantail que j'étais, emballé dans un paquet-cadeau qui l'empêchait presque de marcher. Et je suis sorti.

 

***

Il neigeait encore et les flocons s'étaient déjà empilés jusqu'à la première marche des escaliers. J'ai posé un pied dans cette merde qui m'arrivait déjà au-dessus des chaussures, puis l'autre pied. Le froid humide de la neige m'a saisi les jambes. Je frissonnais. Des flocons téméraires s'accrochaient à ma barbe et y mouraient doucement. Je rougissais, les joues piquées par la bise. Mais j'ai continué à avancer, de plus en plus vite. Je ne pourrais dire pourquoi, j'ai accéléré le pas. Au bout de quelques secondes, je courais dans la neige, comme un con ou comme un gosse.

Je savais que, malgré mes précautions, je pouvais attraper une mauvaise grippe ou une pneumonie, et ne jamais m'en remettre. Je savais que je risquais de glisser et de me rompre le cou en tombant contre l'arête du trottoir. Je savais qu'une voiture incontrôlable pouvait me faucher au vol, m'envoyer valser dans les airs et me voir retomber sans espoir de survie sur le sol gelé.

Je savais que si un de ces scénarios se réalisait, je condamnais Stuart, Stevie et Richard à me suivre en enfer. Cependant je sentais un sourire se dessiner sur mon visage, un sourire énorme, excessif, outrancier mais authentique, sincère, enfantin, le plus beau sourire du monde, le plus adorable de tous, et il se dessinait sur mon visage à moi et sur celui de nul autre : ni sur celui du gars qui marchait prudemment de peur de tomber, ni sur celui de l'autre qui grognait derrière son volant pour ne pas glisser, ni sur celui de celle qui s'enfouissait dans son écharpe pour ne pas attraper la mort. Il s'affichait sur mon visage et j'ai transpercé le rideau de brume sans glisser, sans regarder à gauche et à droite, sans remarquer que l'écharpe ne tenait plus que par un morceau coincé dans mon encolure. C'est moi qui avait le sourire et aujourd'hui je le méritais.

J'ai continué à courir et il a continué à neiger. Je traversais maintenant les flocons sans plus les sentir. Je les avalais, bouche ouverte, ils s'accrochaient à mon nez, se prenaient dans mes cils. Mon manteau et mon pantalon en étaient couverts, ils fondaient sur mes mains surchauffées qui s'en allaient d'avant en arrière, libérées du garde-à-vous, un double balancier qui perturbait la marche du temps.

Du ciel tombait la sentence d'Emma déchirée en millions de bouts de papier translucide. Sur chacun d'eux, un mot : je la vous mort déclare que maintenant désunir unis le par pourra les ne liens nul sacrés uni du j'ai destin vous ce êtes dans maintenant frères... et le vent les mélangeait, la gravité les entassait et mes pieds sauvages les compressaient sur le sol.

Sous mes pas se traçait, claire comme une prédestination, une piste rectiligne qui derrière moi disparaîtrait sous les copeaux froids et humides qui continuait à s'abattre sur la ville, qui elle-même disparaissait, emplâtrée dans sa coquille, délaissée de tous ses habitants, la ville qui semblait fondre dans le sol gelé, fusionner avec lui, devenir aussi dure et glissante que lui et que le ciel qui ne laissait transparaître qu'une vague idée du soleil quelque part vers l'Ouest, tels les murs d'une chambre aperçus dans la lumière vacillante d'une ampoule 25 watts, tel le lit et la robe de nuit d'Emma, tel son visage pâle, translucide, transparent, invisible.

Soudain, je me suis rendu compte que j'étais trempé jusqu'aux os et que j'avois froid, ce froid qui vous engourdit le corps au point que vous ne sachiez plus si vous êtes en train de geler sur place ou de brûler dans les flammes de l'enfer ou de pourrir dans l'indécision du purgatoire ou de vous abandonner dans les limbes. Mon nez coulait et les flocons m'irritaient la gorge. Maintenant je courais à peine, au ralenti. Je n'avançais plus. Mes pieds traînaient le boulet d'une liberté trop rapidement entrevue, trop éblouissante pour que mes yeux la supportent, trop neuve pour ne pas me faire peur. Je creusais à chaque pas des sillons de plus en plus escarpés, des ornières si profondes qu'elles ressemblaient à des fosses communes. La neige collait à mes semelles et formait sur mon pantalon des grappes qui me paralysaient les jambes.

Puis je me suis arrêté, à bout de souffle, les mains sur mes genoux qui vacillaient. Qui me ramasserait si je tombais maintenant, qui m'arracherait à mon tombeau de plâtre qu'Emma, d'où elle se trouvait, continuerait de construire, bandelette après bandelette ? Quelle folie m'avait pris de partir seul sous la neige ? D'abandonner au grand air Stuart, Stevie et Richard à une mort certaine et minutée ? Qui leur dira l'heure exacte de ma mort ? Qui s'occupera de ma mère ? Que pensera-t-elle de moi quand elle s'éteindra en vitesse dans sa séniorie comme une bougie sous une cloche de verre ?

Enfin je suis tombé en arrière, plaqué au sol par une simple brise. Dans un souffle embué, j'ai abandonné mes souvenirs et ceux qui comptaient non pas  sur moi, mais sur ma capacité à rester en vie pour qu'eux-mêmes se laissent mourir à petit feu. Finalement méritaient-ils autre chose ? Ne me haïssaient-ils pas, l'un comme l'autre, d'être devant eux pour seulement réfléchir à leur place, pour réfléchir dans mon visage inexpressif et sans charme leur propre inanité ? Ne méritions-nous pas, tous les cinq, de crever en respectant la chaîne du froid ?

Mais tout à coup je me suis senti mieux, mes jambes s'allégeaient, ma respiration devenait plus régulière, je me réchauffais, je me sentais bien. Je mourais sans doute. C'est comme ça que cette histoire va se terminer. De ce qui se passera après, l'ordre qui suivra, je n'en saurai jamais rien. Je n'en ai d'ailleurs rien à foutre.

Lorsqu'ils emmèneront ma mère, accompagnée des seules photos qui suivent la courbe des escaliers et qu'ils laisseront dans un carton glissé sous le lit, il ne restera rien d'autre que ce cahier condamné au pilon et dans ce cahier, le récit illisible et inachevé d'une malédiction partagée à quatre à laquelle personne ne croira, qu'on imputera aux lubies d'un désespéré mort de froid sous les premières neiges et, pour les autres, à l'inexorable, la fulgurante, la médiatique loi des séries. Il y aura peut-être un journaliste un jour pour en faire un encadré ironique brodé autour de la faute à pas de chance dans le supplément vacances étiré jusqu'à la rupture par la vacuité du mois de juillet, puis nous serons inexorablement, fulguramment, médiatiquement oubliés.

D'un dernier geste automatique, j'ai tapoté mes poches, cherchant au travers de la laine l'arête familière du paquet de cigarette, le son creux habituel du carton toujours à moitié vide. Mais j'avais arrêté de fumer dès la disparition d'Emma et il y avait dix ans que les paquets de Lucky Strike ne déformaient plus les poches de mes manteaux.

Est-ce trop demander, Emma ? Une dernière cigarette, putain. Et un verre de whisky. Non, une bouteille entière de whisky. Pour me donner le courage de Caïn. Que je parte saoul comme les convives des noces de Cana. Bourré au plus cher des whiskies. Un seize ans d'âge au moins. Parce que j'ai gardé le meilleur pour la fin. N'est-ce pas ce que l'on fait de nos jours ? 

Ensuite je m'en irai dire ses quatre vérités à la Vierge Marie — Que me veux-tu, femme ? Mon heure n'est pas encore venue. Et aux anges et à tous les saints. Et à tous les démons de l'enfer. Et à tous mes sales enfoirés de frères déjà morts. Ils prieront pour moi. Car elle leur aura dit Faites ce qu'il vous dira. Ils prieront à genoux, le canon sur la tempe. Ils prieront le Seigneur notre Dieu, Allah, Yahvé, Bouddah, Ganesh, Zeus, Jupiter et Satan et Saints Pierre, Paul, Jacques, Mathieu, Marc, Luc, Jean. Et Judas aussi. Qu'on me foute la paix une bonne fois pour toutes. Je veux bien retourner un crochet du droit à ces connards, le monde mourra avec moi de toute façon.

C'était le moment, la lumière apaisante dont m'avait tant parlé apparaissait derrière le rideau blanc. Je discernais des lettres, quelque d'écrit en caractères gothiques. Sur les côtés j'ai vu se dessiner ce qui ressemblait à une sirène. À moins que ce ne soit un dragon, ou simplement un cheval, ou des lutins sur les épaules les uns des autres. Je me sentais porté vers cette lumière, impuissant. Je flottais dans les airs, flocon parmi les flocons.

Une sorte de porte s'est ouverte, renvoyant un éclat nouveau, exhalant une chaleur bienfaisante qui m'a enveloppé. J'allais disparaître en elle, fusionner avec elle, devenir aussi évanescent et intangible qu'elle. Le ciel disparaissait avec le soleil devenu pitoyable et inutile. Je me faisais pâle, translucide, transparent, invisible. Et j'ai fermé les yeux.

***

L'enfer grognait, crachait de la fumée et sentait le café. Il était rouge vif, décoré de peintures rupestres, meublé de banquettes en cuir moelleuses et confortables, et de tables carrés en bois sur lesquelles on avait retourné les chaises. L'enfer était inhabité, sentait la bière et collait aux pieds. Mes mains à moitié gelées tout à l'heure devenaient écarlates, mes joues brûlaient. L'enfer était chaud, mais pas trop.  Et le diable était un homme d'une cinquantaine d'années, enserré dans un maillot de corps qui révélait des biceps surdéveloppés. Il avait un cœur tatoué sur le bras droit. Il avait le crâne rasé et une barbe où sa bouche devait se perdre quand il restait silencieux. Mais Satan parlait et sa voix était grave et douce.

— Comment ça va, mon pote ?

— Où suis-je ?

— Tu étais dans un sale état, mec. Heureusement que je sortais les poubelles et que je t'ai vu étalé dans la neige. Sinon tu y serais resté et j'aurais encore eu des putains d'ennuis. Ce n'était vraiment pas le moment de venir crever devant mon bar, merde. Mais qu'est-ce qui t'a pris, mec ?

L'enfer était un bar sans client, un vieux bar de poivrots que les habitués avaient déserté aux premiers flocons. Le diable m'avait sauvé la vie et m'offrait un café pour me réchauffer.

— Saloperie de neige. Je suis bon pour fermer jusqu'à demain.

J'ai bu mon café. Je l'ai senti traverser ma gorge, descendre dans mon œsophage et plonger dans mon estomac vide comme pour prendre possession de mon corps. J'aurais pu le remercier, le congratuler, l'embrasser, le bénir mais j'ai dit : 

— Vous n'auriez pas une cigarette ? Et un whisky ? S'il vous plaît. Monsieur.

Il a emporté la tasse vide, est allé servir le whisky — Sur glace ? — Non, sec. Merci. Monsieur — qu'il a posé à la place du café. Il a sorti de la poche de son pantalon un paquet de tabac fripé et enroulé sur lui-même. Il a pris une feuille entre ses doigts boudinés avec la délicatesse d'une dentellière. Il y a posé une quantité minimale d'un tabac brun et poussiéreux qui sentait le vieux bureau de poste. Sa langue rose a émergé de la barbe et a léché la feuille. Sa langue ressemblait à un bâton de rouge à lèvre ou à la bite d'un chien en chaleur.

Il a enfoncé la cigarette dans la broussaille de ses poils, l'a allumée et me l'a glissée entre mes lèvres gercées. Il m'a regardé fumer à petites bouffées et boire à petites lampées. Je pense que mon père lui ressemblerait aujourd'hui. Puis il a attrapé le pied d'une chaise, l'a retournée d'une main et l'a posée en face de moi. Il s'est assis, les avant-bras étendus sur la table, les doigts croisés, le buste penché en avant vers moi. Son haleine sentait le poisson frit. Il m'a dit : 

— Alors mec, raconte-moi ce qu'il s'est passé.

Et je lui ai raconté toute l'histoire, la soirée, Emma, la malédiction, ma mère infirme, mes dix ans à attendre un signe, un espoir ou la mort, la neige qui tombe, ma mère qui éructe en regardant des types faire des glissades en bas-collants, ma sortie inconsidérée, ma course, ma chute, le monde qui fait mine de s'écrouler avant de se redresser entre les bras puissants d'un diable tenancier de bar en maillot de corps, plus providentiel que tous les dieux du ciel.

Je ne sais pas si j'y ai passé quelques minutes ou des heures entières mais quand je suis sorti, il avait cessé de neiger. Le ciel était dégagé, de même que la route et j'ai marché tranquillement jusqu'à l'immeuble où m'attendait ma mère, remplie d'inquiétude et de reproches, qui, de lassitude, de faim, de déception ou de honte, était peut-être morte devant la télévision, à peine différente que d'habitude, le même tas de rancœur et d'abdication, si ce n'était la tête légèrement plus inclinée vers la gauche, la bouche légèrement plus affaissée, le filet de bave tari pendouillant entre les lèvres et le menton, en suspension. Mais quand je suis rentré, ma mère ronflait. Elle n'est pas morte aujourd'hui. Moi non plus, je ne suis pas mort. Pas plus qu'hier, peut-être que demain...