3. Richard
Aujourd'hui j'ai été réveillé à 7 heures par les appels de ma mère et ses oiseaux qui n'existaient pas. Je l'ai soulevée, poussée, installée, attendu qu'elle fonde sur moi comme un aigle sur sa proie, donné sa bouillie, fait avaler son café au lait, lu le programme télé, ânonné oui maman, non maman et attendu que Richard m'appelle à 10 heures et 5 minutes précises. À l'heure dite, le téléphone a sautillé sur la table basse. Ce n'était pas la tête gonflée de graisse animale de Richard qui est apparue mais celle, aquiline, angoissée et exorbitée, de Stuart. J'ai décroché. Il pleurait, il sanglotait mais ne parlait pas.
— Mais qu'est-ce qu'il se passe putain ? Stuart, qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi ce n'est pas Richard qui appelle ?
— Richard est mort. C'est foutu, tu entends. Ce con de Richard est mort. On va crever comme des merdes.
Je n'ai pas su quoi dire. Je voulais lui dire que tout allait bien pour tout le monde, que c'était un malentendu, que c'était reparti pour une nouvelle journée de folie, et le rassurer un peu. Et s'il ne se passait jamais rien. Et si nous avions rêvé ? Mais je n'y croyais plus. Je suis resté muet alors qu'une femme expliquait que le revêtement en pierre de ces nouvelles poêles à frire permettait de cuir un steak à point, rosé, saignant ou bleu sans utiliser de matière grasse. Après un moment, j'ai dit :
— Tu en es certain ?
— Tu me prends pour un con ou quoi ? Je suis déjà en route, j'arrive, je viens te chercher.
— Appelle Stevie. J'en suis incapable.
Le téléphone a glissé entre mes mains moites et est tombé sur le parquet dur, froid et glissant où il s'est démembré, dévoilant impudiquement ses entrailles, dépecé en filets prêts à passer à la poêle à frire, sans matière grasse. J'ai posé la main sur l'épaule de ma mère.
— Maman, un ami vient me chercher. On va aller faire un tour.
— Regardez comme nous avons cuit ces œufs en un tournemain. Grâce à notre nouvelle poêle, votre nouvelle poêle, vous ravirez toute votre famille. C'est une vraie révolution pour la cuisine et surtout pour vous mesdames.
— Au revoir maman.
J'ai pris sa main gauche. Je l'ai serrée très fort dans la mienne. Elle n'a rien senti.
— Et ce pain perdu, mesdames et messieurs, n'est-ce pas fantastique ?
J'ai lâché sa main, je suis parti chercher le sac qui était déjà prêt pour le jour où et j'ai attendu dans le couloir. Les voitures et les gens, indiscernables derrière les vitraux de la porte d'entrée, passaient comme des fantômes.
Après une demi-heure, j'ai entendu une voiture ralentir et s'arrêter devant l'immeuble en laissant le moteur tourner, presque silencieux. Je suis sorti. Il ne restait de la neige d'hier que quelques traînées blanches à l'ombre le long des murs. La ville ronronnait comme un chien qui s'étire après une nuit de sommeil. J'ai cherché du regard le bar du diable mais je ne le voyais pas. J'avais sans doute couru hier plus que je ne l'imaginais.
Stuart a descendu la vitre de la voiture. Il ne pleurait plus et semblait plus déterminé qu'au téléphone. À l'arrière, j'ai cru distinguer la silhouette chétive de Stevie qui me faisait penser à cette photo reproduite dans un grand livre illustré que je feuilletais régulièrement quand j'étais petit, un livre sur les grands mystères de la science.
Cette photo représentait une dame âgée assise à l'arrière de la voiture de son fils et on apprenait dans la légende qu'au moment où le cliché avait été pris, la dame ne pouvait être assise sur la banquette arrière puisqu'elle était morte quelques jours auparavant, et que dans le voiture il n'y avait que le fils, souriant comme l'aurait voulus sa mère.
Je restais des heures à regarder cette image au départ sans plus d'intérêt que n'importe quelle photo de famille et qui pourtant me perturbait plus que les autres, les instantanés de spectres terrifiants, de personnages flottant dans le vide saisis dans une cage d'escalier, car justement celle-ci était d'une banalité paisible, presque angoissante : la dame aux grandes lunettes cerclées de noir qui venait d'enfiler son manteau, qui aux premières heures du matin était allée refaire sa mise en pli chez le coiffeur et qui attendait, un peu énervée mais d'un calme digne, que son gamin — qui était encore son petit gamin malgré son crâne dégarni sous le chapeau et la moustache touffue au-dessus du sourire — démarre cette foutue voiture parce qu'ils étaient certainement attendus quelques part, à l'église ou à un repas de famille.
Cette photo était la capture d'un non-événement, un de ces dimanches matin qui ne se suivent pas mais se ressemblent tous, et c'est à ce souvenir que j'ai pensé en voyant le profil de Stevie qui se mordait les lèvres et s'essuyait le nez, totalement inintéressant pour les passants sauf pour moi qui savait que lui aussi à ce moment était déjà mort, un fantôme minable qui passait inaperçu et était incapable de faire peur.
J'ai déposé mon sac dans le coffre, je me suis assis en silence à la place du passager et nous sommes partis vers la rue Belliard à une allure de cortège funéraire, un immense cortège funéraire sans autre corbillard que notre Range Rover qui avançait au pas.
Dans les autres voitures, alignées à gauche et à droite dans la même fuite en avant figée dans le plomb, les visages étaient aussi affligés que les nôtres qui, à l'observateur anonyme, sembleraient véritablement peinés par le décès inopiné de Richard, 42 ans, qui laissait une veuve désolée et deux enfants trop innocents pour vraiment se rendre compte.
En réalité, notre tristesse n'était qu'un symptôme collatéral et égoïste, visible que de ceux qui étaient au courant de notre malédiction — c'est-à-dire personne mis à part Stuart, Stevie, Richard qui emporté le secret dans je ne sais quelle maladresse, depuis hier le diable bodybuildé et plus tard Laura qui savait avant que je lui explique.
Nous ne faisions que le deuil de nos petites vies à chacun dans l'espoir et la foi que ce serait un des deux autres qui y passerait dimanche prochain, dans une fourchette horaire assez large semblable à celle d'un réparateur de machine à laver, pour nous laisser encore le temps de nous pisser et de nous chier dessus, et de se pendre à une poutre avec notre froc trempé d'urine et de diarrhée. Alors l'amitié, la fraternité, la solidarité, l'empathie, la compassion et la liste complète des béatitudes, nous nous asseyions dessus, sur les sièges en cuir moelleux qui sentaient le neuf, dans notre pantalon souillé et puant.
À un feu rouge, un jeune homme s'est approché de la voiture, a aspergé le pare-brise de savon et passé grossièrement le racloir. Des filets d'une eau brunâtre et épaisse descendaient en formant des lignes parallèles sur la vitre. Stuart a passé les essuie-glace qui ont laissé sur le pare-brise une pellicule de la couleur du canal les jours de pluie. Ce devait lui sembler bien car il n'a pas insisté.
J'ai donné au jeune homme un billet de cinq euros pour qu'il s'en aille et pour qu'il nous laisse à notre affliction. Il a dit quelque chose comme Dieu est avec vous et il s'est éloigné avec son sourire édenté en faisant des courbettes, et je crois que j'ai pouffé de rire. Je ne sais pas si j'ai réellement ri, mais je suis sûr que Stuart et Stevie eux sont restés impassibles.
Puis les voitures qui congestionnaient la ville ont disparu. Elles disparaissaient toujours instantanément, comme des chiens qui, ayant tiré pendant des heures sur leur laisse, sont eux-mêmes surpris de la vitesse à laquelle ils peuvent fuir une fois lâchés à leur liberté retrouvée. Nous pouvions enfin rouler à la vitesse normale d'une mise à mort. La solennité de la mise en scène, le soin avec lequel chacune de nos sangles était vérifiée, la douceur avec laquelle on nous avait tamponné le front d'un linge humide — une extrême-onction pour nous garantir au moins un procès équitable dans l'au-delà mais avant ça pour rendre notre exécution plus efficace — toutes ces précautions posées au ralenti avaient fini par nous peser.
Stuart roulait de plus en plus vite. Nous sommes passés sous le Cinquantenaire à 120 kilomètres/heure et nous sommes montés sur l'autoroute à tombeau ouvert, autour des 170, 180 kilomètres/heure. Je me suis retourné pour regarder Stevie. Il n'avait pas plus peur que moi. Je lui ai souri mais il ne me regardait pas. Nous avions perdu au moins une heure dans les embouteillages et à 13 heures nous n'étions pas encore arrivés. Alors que nous approchions d'une aire de repos, Stevie a posé la main sur l'épaule de Stuart et a dit :
— Arrêtons-nous quelques minutes pour manger un bout. Nous devons parler de tout ça avant d'arriver.
Ce soir encore, alors que j'écris ma journée à la lumière de la lampe de chevet de l'hôtel où je suis à genoux devant la table de nuit sur laquelle est posé le cahier ajouté en vitesse dans le sac déjà prêt au cas où que j'ai jeté dans le coffre de la Range Rover à l'arrière de laquelle Stevie, qui ressemblait à un fantôme trop réel, avait pris place sans dire un mot lorsque Stuart, après avoir raccroché, était passé le prendre avant moi parce que c'était plus pratique et que nous n'avions pas de temps à perdre, et nous en avions déjà perdu trop depuis que nous étions partis mais nous n'étions plus à ça près et peut-être que Stevie a raison, mais aujourd'hui soir encore je me demande ce qu'il y avait de plus troublant dans cette phrase :
- que Stevie prenne la parole pour en faire une suggestion, voire une injonction qui semblait pleine de raison et dénotait d'un sens des responsabilités et de l'anticipation que je ne lui connaissais pas ;
- qu'il propose de manger au moment où, sur notre radeau à la dérive, nous commencions à entendre clairement le bruit de tous les diables que fait la cascade en se fracassant sur les rochers cent mètres plus bas, au moment exact où nous venons de retourner la pyramide des besoins sur sa pointe ;
- ou que Stuart, sans cesser de fixer la route, ralentisse, se rabatte sur la bande de droite, entre dans le parking et gare la voiture devant le restoroute.
Stuart est resté près de la voiture pour faire le plein et je suis entré dans le magasin avec Stevie qui est parti feuilleter des magazines de bagnoles et lire les titres des journaux locaux pendant que j'achetais cinq paquets de Lucky Strike et un briquet sur lequel était écrit Choose life d'un côté et dessinée de l'autre la mauvaise reproduction d'une pin-up à la bouche tordue et aux seins asymétriques quoique disproportionnés. J'ai pris aussi des chips, des bouteilles d'eau, une bouteille de Jack Daniel's et des packs de bière en canettes.
Stevie a ajouté un paquet de chewing-gums à la framboise et Stuart est venu payer avec sa Visa Gold. Nous avons chargé les provisions dans la Range Rover et nous sommes entrés dans le restaurant, un self-service vaguement rafraîchi. Nous avons tous les trois pris le plat du jour — un blanc de poulet étouffé sous une sauce vert pomme et des frites pisseuses — un verre de vin rouge abrasif et un ticket pour le café. Nous avons mangé en silence, le nez dans l'assiette. Entre la dernière gorgée de vin et la première de café, Stevie a demandé :
— On fait quoi maintenant ?
Stuart a répondu que nous allions chez Richard pour savoir l'heure exacte de sa mort. C'est tout. Le reste, je m'en fous. Je veux savoir à quelle heure je vais mourir moi aussi.
— Je suis d'accord, a poursuivi Stevie. Mais on va faire comment ? Tu vas arriver près de sa femme, lui fourguer tes condoléances en vitesse et lui dire un truc du genre Au fait, madame, pouvez-vous me dire à quelle heure c'est arrivé exactement ? Pas environ, pas à peu près. L'heure exacte, avec les minutes. Je sais que personne n'en a rien à foutre, vous encore moins, mais moi si, parce que, par la faute disons d'une malédiction balancée par une pute de petit matin, dimanche prochain celui d'après ou encore l'autre d'après, je mourrai exactement à la même heure que votre mari — pas environ, pas à peu près, à la même heure exacte, avec les minutes. Que me dites-vous ? Oui, votre mari l'a aussi sautée la salope, juste après moi et avant Stevie et l'autre-là ici présents ?
Stuart a souri. Pourquoi pas ? Qu'est-ce qu'on en a à foutre ? Dans trois semaines, on sera dans le même état que lui de toute façon. J'ai dit :
— Nous devons le respect à Richard. Il n'était pas pire que nous. Il faut trouver quelque chose de plus fin.
Stevie a proposé de s'en occuper lui-même. Stuart et moi devions nous contenter des banalités d'usage. Stuart m'a regardé avec un sourire amusé, mais je n'avais pas le cœur à me foutre de la gueule de Stevie. Nous étions partis depuis plus de deux heures et aucun de nous n'avait évoqué Richard, dont nous avions abandonné le cadavre sur le champ de bataille, trop lourd à porter dans notre débandade, et que nous laissions en pitance aux corbeaux. J'avais honte, je me suis dit que nous agissions comme Emma l'avait prédit. J'ai déposé 20 euros sur la table et je leur ai dit que j'allais attendre dehors.
Le ciel était maintenant dégagé, il était du bleu intense qu'ont les ciels en automne. Les feuilles mortes, noircies par les roues de voiture, s'entassaient autour de la table de pique-nique. Je m'y suis assis et j'ai allumé une cigarette avec le briquet à la pin-up. Choose life. J'ai pensé à Richard et je me suis dit qu'il avait encore fait le mauvais choix, une dernière fois.
J'ai fumé la cigarette en regardant les voitures qui allaient et venaient sur le parking et en commençant à imaginer la vie de leurs occupants qui faisaient une pause dans leur transhumance et qui eux savaient certainement ce qu'ils feraient dans trois semaines, qui avaient déjà noté à l'avance un repas prévu chez des amis, la soirée de départ d'un collègue et les journées de travail jusqu'à la fin du mois. Des enfants, tirés de leur sommeil, s'étiraient entre les véhicules stationnés. Ils devaient penser aux cadeaux qu'ils recevront pour Noël.
Je terminais ma cigarette et j'ai pensé à Richard, que j'avais aussi rencontré alors qu'il fumait sa Marlboro, en sautillant et en soufflant dans ses mains pour se réchauffer. Parfois il tenait la cigarette entre ses lèvres et se frottait les mains. La fumée épaisse lui enveloppait alors le visage, lui piquait les yeux et il grimaçait en étirant la bouche et en fermant ses paupières à moitié dans ce qui ressemblait le plus à un sourire sur son visage. Nous avions un peu parlé de musique mais comme je n'y connaissais que dalle, nous avons fumé chacun notre cigarette en silence.
Nous étions devant un petit bar sur le boulevard Anspach où il était venu jouer avec son groupe et où j'étais allé avec une fille dont j'ai oublié le nom, Anne je crois, qui aimait voir la musique, quelle qu'elle soit — l'écouter ne l'intéressait pas — et qui a disparu quand je suis allé au bar nous chercher à boire. Je suis sorti siroter les bières en espérant la voir apparaître par la porte d'entrée. Elle n'est jamais ressortie et quand il ne restait dans le bar que les membres du groupe qui rangeaient leur matériel, j'ai compris qu'elle avait dû partir en douce dès que je n'ai plus eu les yeux sur elle.
Richard est alors venu vers moi pour me proposer d'aller manger un bout, et boire un verre ou deux, dans un petit restaurant pas loin qui servait encore à bouffer à cette heure-ci, rien d'exceptionnel, quelques plats de pâtes. J'ai accepté parce que la bassiste était jolie et délurée, avec sa jupe plissées, ses bas rouges et un t-shirt sur lequel était écrit I chose life, ou quelque chose dans le genre, ou peut-être pas du tout, peut-être que je ne m'en souviens plus et que j'invente cette coïncidence à cause du briquet que j'ai acheté.
Le restaurant se trouvait dans une impasse piétonne et était annoncé par une enseigne au néon dont quelques lettres étaient grillées, mais j'ai compris qu'il s'appelait Le bout de la nuit. Mis à part l'enseigne tapageuse, c'était une maison comme une autre, avec une lourde porte en bois et une fenêtre à croisillons derrière laquelle un rideau rouge poussiéreux avait été tiré. Les lumières de l'intérieur émergeaient à peine à l'extérieur, comme lorsqu'on regarde le soleil les yeux fermés. Un moment, j'ai cru que c'était un bar à putes, ou un club échangiste BDSM où, à peine entré, je me retrouverais pendu par les bras avec un poing dans un gant de chirurgien enfoncé dans le cul jusqu'au diaphragme.
Richard a poussé la porte, laissant sortir dans la rue, tel un poivrot parti pisser, la voix embrumée de cognac d'un chanteur de variété française, et j'ai compris qu'il ne m'avait pas attiré dans un guet-apens. La patronne, qui à ma troisième ou quatrième fois dira s'appeler Micheline, a contourné le bar où pendaient une dizaine de bouteilles à moitié vides, et est venue embrasser Richard, la bassiste et le reste du groupe, puis elle m'a tendu une main molle et distinguée, quoique ridée et diaphane.
La salle était minuscule et je n'y ai compté que quatre tables entourées de banquettes dures et inconfortables qui ressemblaient aux sièges du vieux train que je prenais tous les dimanches soir pour rejoindre le campus. Nous ne pouvions n'être que quatre par table et je me suis retrouvé à côté d'un type discret que je ne me souvenais pas avoir vu sur la scène — un garçon assez petit, au visage triste, qui s'essuyait constamment le nez et se mordait la lèvre quand il était surpris — avec Richard en face de moi et à l'autre coin le batteur du groupe qui riait fort en tapant la main sur la table.
La bassiste était à l'autre table avec deux autres gars — le claviériste et le guitariste — et de la soirée je n'ai vu d'elle que le haut de sa tête, la queue haute dans ses cheveux bouclés qui caressait le dossier de la banquette quand elle riait et qui frémissait imperceptiblement quand elle parlait. J'avais mangé de bon appétit et quand Richard et moi sommes sortis fumer une autre Marlboro, il m'a invité à venir les voir dans une petite salle de Saint-Josse la semaine suivante. La bassiste, elle, ne fumait pas. J'ai écrasé la cigarette par terre, j'ai dit au revoir à Richard et j'ai rejoint Stuart et Stevie qui se dirigeaient déjà côte à côte vers la Range Rover.
Nous sommes arrivés dans le village de Richard à 14h30 et, après avoir tourné en rond pendant quelques minutes, nous nous sommes garés en face de la maison. Il y avait une voiture de police stationnée de l'autre côté de la route, et sur le pas de la porte, un groupe d'une quinzaine de personnes aux gueules de pharisiens s'étaient réunis pour recevoir des informations de première main, au milieu de citrouilles sculptées en visages terrifiants et d'un squelette phosphorescent qui s'agitait derrière eux, porté par le vent.
À l'étage, une tête de vampire clignait de ses yeux rouges, éclairant la vitre d'un halo lugubre, et derrière elle se dessinait le visage inexpressif d'un garçon d'une dizaine d'années qui nous regardait avec de la haine dans les yeux. À moins que ce ne soit le halo clignotant de lumière rouge et la honte de n'être là que pour moi et non pour son père, une honte qui semblait me suivre comme l'odeur d'un petit bout de merde collé dans mes poils de cul.
Au moment où nous nous fondions dans le groupe, la femme de Richard est sortie de la maison et s'est approchée. Elle a salué deux ou trois personnes, puis nous a regardés en fronçant les sourcils. Je me suis alors rendu compte qu'elle n'avait jamais rencontré aucun de nous trois. Nous avons balbutié quelque condoléance avec un air peiné et Stevie s'est avancé vers elle.
— Madame, dit-il, nous sommes en quelque sorte des amis de Richard. Nous sommes venus dès que nous avons appris la mauvaise nouvelle. C'est nous qui l'appelions tous les matins pour voir comment il allait. Nous étions très proches. Je suis Stevie, je ne sais pas s'il vous avait parlé de moi.
Stuart a expliqué que c'était lui qu'elle avait eu au téléphone ce matin. Elle nous a dévisagé l'un après l'autre et a dit sèchement :
— Ah bon ? Je ne lui connaissais pas d'amis. Il avait bien quelques collègues qui... Stevie, vous dites ? Non, ça ne me dit rien.
Elle a relevé la tête pour regarder plus loin que nous, comme si nous étions déjà partis, et a ajouté :
— Bon, si vous êtes ses amis, vous allez m'aider à enlever tout ce bazar du jardin. Ce n'est pas très sérieux. Ça faisait trois jours qu'il m'avait promis de les enlever. Nom de Dieu, Richard...
Elle a de nouveau regardé Stevie dans les yeux, elle a demandé Et vous le connaissiez d'où, vous dites ?, a attrapé une citrouille à moitié pourrie sans lui laisser le temps de répondre et est entrée dans la maison. Stuart et Stevie ont ramassé des personnages en carton qui étaient plantés dans le jardin et j'ai suivi avec le squelette phosphorescent.
— Vous pouvez les monter au grenier, dit-elle, dans le débarras derrière la petite porte. Si vous ne trouvez pas, demandez à un des gamins.
Nous sommes montés à l'étage et, lorsque je gravissais les escaliers, le squelette, que je tenais par la clavicule, semblait grimper de lui-même à mes côtés, en posant maladroitement ses pieds sur les marches, l'un après l'autre, tremblant entre mes doigts, comme cette nuit où j'ai ramené Richard dans sa chambre d'étudiant.
Il était bourré au genièvre, la gerbe sur son t-shirt formait une auréole ou une sorte de bavoir sur sa poitrine. Je me souviens que, couché en chien de fusil sur le lit, il m'avait demandé de rester quelques minutes avec lui. Cette nuit-là, il m'avait annoncé qu'il avait trouvé un studio et un ingénieur du son génial pour enregistrer une démo avec son groupe, et aussi qu'il avait rencontré une fille, une étudiante en économie qui n'aimait ni écouter ni voir la musique mais qui le rassurait et qui était déjà tout pour lui.
Puis il m'avait demandé de passer la nuit dans sa chambre parce qu'il n'aimait pas dormir seul et parce que j'étais un vrai ami pour lui, qu'il m'aimait beaucoup, qu'il adorait le son de ma voix et l'odeur de mes cheveux.
Lorsque nous sommes arrivés en haut, le gamin aux yeux haineux est sorti de son antre. La tête de vampire entre ses mains ressemblait à un animal mort. Sans la lumière rouge pour imprimer sur sa silhouette une haine trop théâtrale, il avait simplement l'air indifférent, totalement absent. Non pas perdu dans ses pensées qui en général chez les enfants projettent une ombre mouvante sur le front, mais complètement absent au monde et aux émotions et sensations qu'il procure.
Nous l'avons suivi jusqu'à la petite porte du grenier qui semblait creusée dans les combles et qui, en effet, mesurait à peine un mètre vingt. Nous avons déposé nos accessoires derrière les décorations de Noël et j'ai aperçu, malgré la pénombre du grenier mal éclairé par la lumière de la pièce voisine, dans le fond entre un vieux four à micro-ondes et un poste de télévision vidé de ses entrailles, la guitare de Richard dans son étui, qui semblait être la première chose à avoir été déposée dans la maison au moment de l'emménagement et sur laquelle on distinguait encore, brillant dans la lumière du crépuscule, les traces des grosses mains aux doigts gras des déménageurs dessinées dans la poussière qui recouvrait le cuir.
C'était le même étui, recouvert d'autocollants, de sigles, de paroles de chansons, qu'il avait posé contre le mur du bar quand nous avions fumé notre première cigarette ensemble, et le même dans lequel il avait rangé sa guitare après un concert mémorablement commun qu'il avait achevé seul sur un tabouret en reprenant un morceau d'un groupe connu mais dont je ne me rappelle plus le nom. Je me souviens seulement que Richard avait alors une voix triste que je ne lui connaissais pas et qui faisait passer ses hésitations pour de l'émotion pure.
À la fin, il avait salué le public, une vingtaine de personnes trop bavardes, en tenant sa guitare par le manche et en faisant naviguer la paume de l'autre main du ciel à son cœur et de son cœur au mur du fond. Ensuite nous nous sommes réunis dans le restaurant Le bout de la nuit qui avait nos habitudes.
Après le repas, entre le café et l'addition, il a mis le CD sur pause et, toujours avec la paume sur le cœur et une grimace sur les lèvres, il nous a annoncé, à nous, ses amis de toujours, quelque chose qu'il avait voulu dire tout à l'heure dans le micro mais qu'il avait préféré taire pour nous le réserver, à nous, ses amis de toujours, ses vrais amis, et à Micheline aussi qui en quelque sorte l'avait vu grandir Oh ne sois pas émue, Micheline, je viendrai toujours manger des pâtes chez toi à n'importe quelle heure de la nuit, dans cet endroit qui ressemblait à l'intérieur d'un vieux train. Mais le train se mettait en marche et il était temps de commencer à courir sous peine de le rater définitivement.
Ce que je veux dire, à nous qui avions toujours été là, sur scène, dans les bars, dans ce restaurant qui fermerait sans doute définitivement sans nous, c'est que la musique, c'est toute ma vie, mais qu'il ne pouvait pas passer toute sa vie à poursuivre des chimères dans des bars indifférents qui puaient la vieille bière et le mégot de cigarettes et qu'il était temps de penser à autre chose.
Cette autre chose était l'étudiante en économie qui avait entretemps terminé ses études avec brio et les félicitations du jury, qui travaillait pour je ne sais quel lobby dans le quartier européen — un stage assez mal payé — et qui voulait, avant toute discussion, vivre dans une maison quatre façades avec une pelouse tondue de frais, une terrasse en teck, du mobilier en rotin et un toboggan en plastique. Et, vous comprenez, Richard et sa femme ne pouvaient se permettre ce genre d'investissement immobilier que dans ce village qui sentait le fumier et la petite bourgeoisie de grande banlieue.
Et vous comprenez aussi, je vais devoir travailler pour la payer, cette maison. Je suis obligé d'arrêter la musique, le groupe, les concerts dans des bars vides. Mais quelques temps seulement. Je reviendrai si vous le voulez bien, lorsque les choses se seront calmées et que j'aurai un peu plus de temps pour moi, le temps qu'il avait pour lui hier encore et qu'il passait à errer à moto ou à dormir sur le canapé pendant qu'à la télévision des experts revenaient sur les grandes batailles de la Seconde Guerre Mondiale, avec reconstitution d'état-major et figurants à petite moustache. Pendant ce temps, la guitare prenait la poussière dans le grenier, avec les décorations d'Halloween et de Noël qui pouvaient, elles, se vanter d'être sorties quelques semaines par an et d'être plus ou moins utiles. Pendant ce temps, Le bout de la nuit avait éteint définitivement son enseigne à néon parce que Richard n'y mettait plus les pieds. Micheline pouvait enfin fermer à clé la porte qu'elle ne laissait ouverte en vérité que pour accueillir deux ou trois fois par semaine Richard qui était comme un fils pour elle et sa bande. Mais elle ne lui en a pas voulu, c'est la vie.
Je suis redescendu le premier et je suis allé dans la pièce qu'on avait dédiée à la veille et à la visite du corps, un corps qui n'était pas encore revenu de chez le croque-mort. La femme de Richard avait commencé à aménager l'endroit et avait placé dans un coin des photos de lui où il forçait un sourire gêné et solitaire, un casque de moto et quelques couronnes de fleurs.
La pièce vidée de ses meuble mais pas encore habitée par le cadavre de Richard ressemblait à l'idée que je me faisais du purgatoire, ou à un autel dressé en l'honneur d'une obscure divinité hindoue de second rang, ou à une minuscule chapelle accrochée comme une mauvaise herbe entre un magasin de chaussures et un vendeur de Döner-Kebab, une chapelle que l'on trouve mignonne et insolité, mais que personne aujourd'hui n'est encore capable de se rappeler en la mémoire de quoi ou de qui elle avait été glissée là, ode à l'immobilité dans le flux incessant des chalands.
Je voulais aller dénicher la guitare de Richard et la déposer près du casque de moto. Je voulais aller dire à sa femme que ce n'était pas là le Richard que je connaissais, celui dont je me souvenais grimaçait quand il souriait. Quand il riait aussi, son visage se marquait de cette même grimace, une déformation, un dérèglement des muscles faciaux qui marquait ses traits d'une expression d'effroi inattendue, comme s'il était lui-même surpris et horrifié par sa propre joie. Mais je me suis tu parce que je ne la connaissais pas, que j'aurais dû la connaître, apprendre à la connaître. Et aussi parce que je risquais de faire foirer l'idée de Stevie.
Stuart et Stevie m'ont rejoint, et, après quelques minutes de recueillement factice, nous avons vu une dame âgée s'approcher avec un plateau où étaient posés trois tasses de café et trois morceaux de gâteau aux noix.
— Vous prendrez bien quelque chose, a-t-elle dit.
Puis, après nous avoir regardé prendre chacun une tasse et une part de gâteau et rester silencieux malgré cet appel évident à la conversation/confession/délation, elle a fini par demander :
— Vous connaissiez bien Richard ?
— Depuis vingt ans, madame, répondit Stevie.
— Ah il n'aurait jamais dû sortir en moto avec toute cette neige, dit-elle. Imaginez quand nous l'aurions retrouvé si la neige n'avait pas fondu cette nuit. Le pauvre.
J'imaginais sans peine ce qu'il se serait passé, et au fond de moi je crois que ç'aurait été mieux pour tout le monde. J'imaginais que Richard cette fois-ci avait choisi, qu'il s'était laissé porter par son cœur et non par une quelconque raison sclérosée et nécrosée — une raison qui se serait rapidement fait une raison, qui aurait pris le parti de ne pas en prendre.
Sous les confettis immaculés de la sentence qu'il sentait de plus en plus proche qui tombaient sans discontinuer pour enchâsser la campagne environnante sous une pierre tombale de plâtre qu'il aurait la joie de cisailler des roues furieuses de sa moto, Richard avait décidé de foutre le camp bordel de merde j'ai trop attendu et d'errer vers le Sud jusqu'à tomber en panne sèche, s'arrêter définitivement à l'endroit choisi par un destin enfin un peu hasardeux et s'y installer, s'y laisser vivre et mourir dans le dénuement d'un artiste en fuite et introspection.
En corollaire, j'imaginais aussi le corps de Richard, lentement recouvert jusqu'à disparaître, avec la moto et le casque fendu comme une noix, tels ces généraux égyptiens qu'on enterrait avec leur cheval et leur garde personnelle encore vivants mais liés à la vie à la mort avec leur commandant, tels les poux sur le cuir chevelu exsangue du cadavre d'un clochard. N'en sachant rien, vivant dans l'angoisse confortable et facile à vivre d'une mort à long terme, nous nous serions vu tomber, l'un de nous trois en premier, sans en avoir rien su, parce qu'il n'y a rien de plus inhumain et invivable que de connaître l'avenir.
Quand il a eu achevé son café et le morceau de gâteau aux noix, Stevie est parti déposer sa vaisselle dans la cuisine vide, puis s'est rendu à l'extérieur où les deux agents de police, qui avaient déjà perdu trop de temps ici, s'apprêtaient à rentrer au poste.
— Bonjour messieurs. Je peux vous parler quelques minutes ?
— C'est à quel sujet ? a répondu le plus grand des deux.
— Rapidement hein, nous n'avons pas que ça à faire, a ajouté le plus petit.
— Je ne sais pas si ça va vous aider mais hier je suis passé dans le coin en voiture, quand il neigeait. Je me souviens avoir croisé une moto qui roulait très vite. Je m'en souviens bien parce que je me suis dit qu'il roulait trop vite avec toute cette neige et la route glissante, vous voyez ce que je veux dire.
— On voit, oui, a dit le petit.
— Continuez, a dit le grand.
— Je disais, il m'a croisé à vive allure, il était 15 heures, je m'en souviens bien car j'ai entendu le journal parlé à la radio. Il m'a croisé et je l'ai suivi du regard dans le rétroviseur. Il m'a semblé alors que dans un virage il a freiné brusquement — c'est-à-dire que j'ai vu le feu de stop arrière de la moto s'éclairer soudain et longuement d'un éclat rouge sang — et puis il a disparu. C'était peut-être lui.
— C'est impossible, a répondu le petit, il a quitté sa maison à 16 heures.
Le grand a enchaîné :
— C'est une dame qui partait faire ses courses à vélo ce matin qui a découvert la moto, et le corps à côté, au milieu d'un champ qui borde la chaussée. Il a dû faire un fameux bond pour se retrouver si loin, mais avec la neige on est parfois étonné. Elle est partie de chez elle à sept heures du matin. Donc, à vitesse normale pour une dame de son âge, il devait être 7h30 quand elle est arrivée à sa hauteur.
— Ah.
Puis :
— Merci messieurs. Désolé de vous avoir importunés.
— C'est normal, a répondu le petit.
— Ce n'est pas grave, a ajouté le grand.
Nous n'aurions rien de plus. Quinze heures environ et autant de scénarios possibles. Autant de façons de jeter sa moto dans un virage trop serré, de sauter par-dessus la clôture, de rebondir dans la neige, de cogner le sol gelé avec tellement de force que son casque en aura été fendu. Autant d'heures pendant lesquelles il a pu rouler sans s'arrêter avant que la fatigue, l'habitude, et ces routes qu'il connaissait si bien qu'il n'avait plus à réfléchir et qu'il pouvait se laisser aller à une conduite automatique durant laquelle il n'était plus vraiment lui-même, l'amène à rentrer chez lui comme il faisait à chaque fois, préférant aux appels de son cœur les nuits passées dans un divan inconfortable et les bruits de pas discrets à l'étage quand l'un d'eux allait aux toilettes ou ceux, plus francs mais plus hésitants, quand le premier d'entre eux se levait le matin. Autant d'heures à tergiverser avant la fatigue, les routes et la mélodie douce et répétitive de l'habitude, semblable à une berceuse, cette mélodie qui le faisait errer autour de son corps, détaché de lui-même, qu'il observait alors mettre un pied devant l'autre comme un somnambule, ou qui lui faisait oublier que ce virage serré, quand la route était glissante, devait être pris en deuxième.
Quinze heures peut-être aussi passées recroquevillé sur lui-même, à sentir la neige le recouvrir petit à petit, à se sentir pour la première fois faire partie de cette campagne qui sentait la bouse de vache et le grondement, porté par le vent, des autoroutes toujours assez proches, à se sentir non pas cendre ou poussière destinée à le redevenir, mais humus, fumier, engrais, donnant son corps à la terre pour la maintenir en vie, sacrifié au rythme des saisons, à la vie qui se perpétue, toujours la même. Et nous aurions été là autour de lui, à le regarder mourir, discrètement tristes. Mais il n'était pas dupe : les larmes qui coulent sur les joues de ceux qui pleurent un mort ne sont jamais vraiment pour le disparu, mais pour une part d'eux-mêmes qui s'en est allée avec lui.
Il est arrivé alors, sans pompe, porté à bout de bras par deux employés des pompes funèbres au costume et à l'affliction trop bien ajustés, et par deux voisins en survêtement et en pantoufle qui souffraient plus explicitement du poids à soulever. Ils ont posé le cercueil sur une table recouverte d'un drap épais en velours mauve, ils ont réarrangé les photos, les fleurs.
Le cercueil semblait trop petit ou trop grand pour Richard, je ne sais plus, mais je n'ai pu concevoir son corps inerte enfermé dans la boîte imitation merisier aux poignées dorée et avec un crucifix tapageur sur le couvercle que lorsque les deux employés ont enlevé le dit couvercle avec cérémonie pour révéler le corps de Richard enveloppé dans un cocon de soie.
Son visage suintait la paix et la tranquillité convenue dont on maquillait les morts pour leur faire dire Que je l'ai voulue ou non, la mort est ce qu'il arrive de mieux dans une vie, mais les vivants ne les croyaient jamais, préférant dire On dirait qu'il dort, il a l'air si calme, si détendu, lui qui dormait mal et par intermittence sur un divan défoncé. Ils disaient On dirait qu'il va se réveiller d'un instant à l'autre comme si la mort n'était qu'une bonne blague, et Richard leur répondait, paisible Au contraire, je viens juste de me réveiller, c'est les yeux fermés que nous voyons la vérité, parce que c'est la vie qui est une histoire drôle. Mais ils faisaient semblant de ne pas l'entendre, et le veillaient en silence, prêts à l'étrangler si tout à coup il décidait d'avoir l'outrecuidance de se lever de son dernier lit pour venir le leur répéter en face.
Ils l'avaient habillé du costume gris clair qu'il portait à son mariage, sans la fleur rose à la boutonnière qu'on voyait sur la photo accrochée au mur, une fleur criarde qui semblait artificielle et qui ressemblait à celles sur lesquelles nous étions assis lorsqu'Emma est apparue près de l'encadrement de la porte, noyée comme une révélation par la lumière du plafonnier allumé par inadvertance. Les senteurs de lys commençaient à envahir la pièce, senteurs de mon enfance, des cheveux d'Emma, de la Mini Cooper de Stuart, de la maison d'ouvrier qui était un œil carré qui nous regardait, la pupille dilatée, celle de la chambre où nous avions pêché et été jugés, les senteurs qui allaient nous suivre pendant ces trois semaines d'expiation.
La femme de Richard est entrée, habillé de noir. Elle a inversé la place des photos, a déplacé les fleurs et s'est assise sur une chaise à la gauche du cercueil, sous la fenêtre. Elle a croisé les jambes mais semblait mal à l'aise dans cette position.
Les garçons ont suivi. Ils portaient tous deux une chemise blanche au-dessus d'un jeans noir. Ils se sont placés, debout, de chaque côté de leur mère. Ils fronçaient les sourcils, comme à chaque fois que je les ai vus depuis notre arrivée, comme s'ils questionnaient la boîte et leur père tellement en paix qu'il semblait dormir, comme s'ils haïssaient la scénographie empruntée du monde des adultes ou comme s'ils se forçaient en vain à pleurer. Nous les avons salués et nous sommes sortis.
— Qu'allons nous faire maintenant ? a demandé Stevie.
Stuart a proposé que nous allions voir la mer. C'est ce qu'on se dit, semble-t-il dans ces moments-là. Roulet et aller voir la mer. Du désespoir industriel. De l'aventure le long des lignes pointillées des autoroutes et de la promenade sur la digue. Stevie et moi avons accepté. Nous n'avions pas le choix.
Dans la voiture, j'ai vu que ma mère avait essayé de m'appeler. Elle m'avait laissé un message dans lequel elle me disait qu'une ambulance était venue la chercher, qu'elle avait de la merde et de la pisse partout quand ils étaient arrivés, qu'elle m'appelait de l'hôpital où ça continuait à sentir la merde et la pisse, qu'elle entendait des bruits horribles, des cris d'enfants qu'on torture, des cris de poules qu'on égorge, qu'elle mangeait de la merde et buvait de la pisse, qu'elle avait toutes les chaînes de la télévision, que sa voisine de chambre, qui ne parlait pas et hochait tout le temps la tête, lui avait laissé le privilège de la télécommande, et qu'elle ne m'en voulait pas d'être parti sans rien dire, sans un au revoir, mais qu'elle m'en voudrait si je ne venais pas la chercher tout de suite.
Je lui ai envoyé un SMS pour lui expliquer qu'il n'y avait ni torture ni poulailler dans les hôpitaux, que j'étais parti avec Stuart et Stevie pour visiter un ami décédé, que nous allions maintenant à la mer pour nous retrouver et tout oublier, et qu'elle allait devoir être patiente et courageuse car je ne reviendrais la chercher que dans quelques jours.
Nous avons loué trois chambres dans un hôtel le long de la digue à Nieuport. Nous avons déposé nos bagages et sommes descendus directement au restaurant. Il n'y avait dans la salle qu'un couple de vieux rigolards et un grand type qui griffonnait dans un carnet en attendant son café. Quand nous sommes passés derrière lui, il a relevé la tête, nous a dit Ponzoir et ponne abbédit avec un accent allemand très prononcé et a repris ses gribouillages où j'ai reconnu la jetée qui se laissait deviner sous la lune par la fenêtre et sous laquelle il avait écrit quelque chose en allemand. Les deux vieux nous ont proposé de nous asseoir à la table à côté de la leur :
— Il n'y a que nous ici, a dit la femme. Vous n'allez quand même pas souper dans votre coin. Ce serait un peu lugubre, n'est-ce pas ?
Ils se sont présentés. L'homme s'appelait Herman, la femme, Veerle. Ils avaient tous les deux 83 ans et, comme les vieux flamands, ils parlaient parfaitement le français.
— Nous venons ici tous les ans en novembre, depuis qu'on s'est rencontrés il y a 10 ans, a expliqué Herman. C'était en juillet.
— Non, c'était en août. Souviens-toi, il y avait une fanfare pour l'Assomption.
— En tout cas, c'était en été. Nous étions chacun avec nos petits-enfants, et on se faisait chier quelque chose de grave.
— Tous ces gens, tout ce bruit. On n'en pouvait plus.
— Pourquoi on nous fait subir ça, à nous ?
— Tu as raison.
— Alors nous avons décidé de ne plus venir à la mer qu'en novembre, à deux. Pour les gens, il n'y a rien de plus déprimant que la côte belge en novembre.
— Ou en février.
— Oui, en février aussi. Alors ils nous laissent de la place.
— Et la mer est tellement plus belle en automne, vous ne trouvez pas ?
— Et en hiver.
— Oui, en hiver aussi. Et au début du printemps.
— Avec nos seules traces de pas sur la plage que nous pouvons suivre d'ici.
— Herman est un vrai poète, vous ne trouvez pas ?
— Mais vous, que faites-vous ici ? On dirait que vous êtes en fuite. Vous êtes des braqueurs de banque ou quoi ?
— J'espère que vous n'avez tué personne.
Stevie a répondu :
— Un de nos amis est décédé hier. Nous sommes venus ici pour nous retrouver, tous les trois. Évoquer notre ami. Se couper un peu du monde. En son honneur. Et pour tout oublier.
— C'est très noble, a dit Herman.
— C'est très beau, a dit Veerle.
— Partageons une bouteille ou deux en son honneur.
Herman a appelé le serveur qui somnolait, appuyé sur l'encadrement de la porte des cuisines, puis s'est tourné vers nous :
— Du blanc, je suppose.
Avant qu'on ait eu le temps de répondre, il a montré du doigt sur la carte un cru à 50 euros.
— Amenez-en deux directement.
Veerle a gloussé. Oh toi tu es fou.
— On ne fête pas nos 10 ans tous les jours. Et une personne qui avait des amis aussi dévoués, solidaires, unis, mérite bien qu'on boive à sa santé.
Nous avons bu la première bouteille en discutant de nos vies et de nos morts. Quand le serveur a rempli nos verres de la deuxième, Herman s'est penché vers nous :
— Vous voyez l'homme, là. L'Allemand. Il vient ici tous les ans aussi, en automne aussi. C'est un poète assez connu, semble-t-il. Un certain Daler ou Teler ou quelque chose comme ça. C'était il y a 8 ans, Veerle, c'est ça ?
— Je pense que c'est arrivé il y a 7 ans. C'était l'année où il faisait si froid.
— Admettons. Il y a 7 ans donc, son amante...
— C'était son épouse, rappelle-toi Herman.
— Son amante, son épouse, c'est pareil. Il y a sept ans, en novembre, la femme qu'il aimait s'est noyée, là, juste en face, entre la jetée et le brise-lame. C'était horrible car on n'a retrouvé le corps que quinze jours plus tard. Il avait dérivé jusqu'à Dunkerque avant que la mer le recrache.
— Il n'a jamais écrit de poèmes plus beau que depuis ce jour-là, a conclu Veerle.
— Comme quoi...
À 23 heures tapantes, le serveur est venu nous dire que le restaurant allait fermer et que nous devions rejoindre nos chambres. Nous avons raccompagné les deux vieux jusqu'à l'ascenseur en se promettant de prendre le repas du lendemain en leur compagnie, et les suivants également.
— Vous êtes ici jusque quand ? a demandé Herman.
— Nous ne savons pas encore. Dimanche prochain peut-être, a répondu Stevie.
— Nous, nous partons dans une semaine, lundi prochain. Ça nous fait six repas à partager, a ajouté Veerle en souriant.
Stuart et moi avons suivi Stevie jusque dans sa chambre où nous avons bu du whisky et des bières, et où Stuart nous a expliqué que nous devions aller à Ostende le lendemain parce qu'il y avait là un écrivain flamand qui paraît-il avait écrit des textes sur une expérience similaire à la nôtre et qui pouvait peut-être nous aider. Stevie était sceptique mais saoul ; j'étais fatigué mais saoul ; et nous avons accepté.
À 1 heure, j'ai titubé jusqu'à ma chambre. J'ai ouvert la porte en tremblant. J'ai oublié d'allumer la lampe. J'ai trébuché sur mon sac que j'avais laissé au milieu de la pièce. J'ai rampé jusqu'au lit. J'ai allumé la lampe de chevet. J'ai vu le cahier que j'avais feuilleté en vitesse en arrivant à l'hôtel et que j'avais posé sur la couverture. Je me suis mis à genoux. J'ai pris le stylo bille sur lequel étaient indiqués le nom de l'hôtel et son numéro de téléphone. J'ai écrit ce qu'il s'était passé depuis deux jours, la vie avec ma mère, l'épisode de la neige, le bard du diable, la mort de Richard, notre départ précipité durant lequel je me suis promis de tenir ce journal à jour jusqu'au bout. Bref, tout ce que vous venez de lire jusqu'à cette page.
Quand je me suis couché, je me suis dit que c'était la première fois que je me retrouvais seul depuis la mort de Richard et depuis qu'étaient tatouées sur mon front une date limite de mise en vente et une date de péremption, et je me suis endormi en croyant avoir pleuré.