Scrupulus

— tu gardes tes chaussettes ?
c’est casse-pied ces questions ?
— tu gardes tes chaussettes ?
— oui, encore un peu
— tu gardes tes chaussettes ?
— éteins la lumière avant

je me sens épié
j’avance à pas de loup
un pied devant l’autre
je les glisse sous la couette
un pied après l’autre

comme les actrices américaines
remontent les draps sur leurs seins
car l’homme à qui elles ont fait l’amour
toute la nuit est maintenant un autre

— tu as gardé tes chaussettes
c’est drôle la pudeur parfois
elle m’a vu entièrement nu
mais elle ne verra pas mes pieds

— tu n’as quand même pas gardé tes chaussettes
je suis mis à pied, emprisonné
un boulet accroché à la cheville
il y a mieux pour prendre son pied

je l’entends déjà
ce sont des cubes, des pavés, des monuments
que dis-je, des bunkers, des massifs, des continents

la nuit avance, elle dort, je reste à pied d’œuvre
les yeux au plafond, je vois des empreintes
des pas, des rondes, des souvenirs

le souvenir de ma fille sur le siège passager
— papa, tu sais, je n’ose pas enlever mes chaussettes après le sport
le souvenir de ces chaussures que je ne mérite pas
le souvenir de ces chaussures dont personne n’hérite
le souvenir de ces pavés dont ma fille a hérité
que ma fille a copié
j’avais pourtant tellement à lui léguer
tellement plus que des boîtes à la place des pieds

la nuit au pied-à-terre a viré au rose, au gris, au noir
j’ai lutté mais le sommeil a pris le contre-pied
j’ai résisté mais le sommeil m’a piétiné
je n’ai plus contrôlé, j’ai été submergé
tels la lave en fusion, ils ont émergé
et avec eux va déferler le raz-de-marée

petit à petit au travers des paupières
la chambre a rougit, rosi, blanchi
c’est l’aurore qui a mis le pied dans la porte
et elle la tête sur mon torse
elle va pouffer c’est sûr
je suis pris au piège, elle va dire
petits mais énormes ! quel pied de nez !

je suis au pied du mur
pieds et poings liées
je devrais fuir, démarrer
pied au plancher
plutôt que faire le pied de grue
les pieds en éventail

— tiens, tu n’as pas gardé tes chaussettes
ça y est
je suis tombé de mon piédestal
elle va voir que je n’étais
qu’un colosse aux pieds d’argile
je vais me lever
l’embrasser sur le front
prendre mes affaires
et m’en aller
prendre mes jambes (et mes pieds) à mon cou
partir la queue (et les pieds) entre les jambes
au revoir
adieu

mais je sens son pied effleurer le mien
glisser, se lover, s’enrouler
elle me fait du pied, son regard dans le mien
embué
— tes yeux sont beaux, dit-elle
et alors que mes pieds ne touchent plus terre
— merci pour cette nuit, tu restes pour la journée ?

Je participe du 28 septembre au 19 octobre 2022 à un atelier d'écriture intitulé "Le corps en tant qu'objet poétique et politique" animé par Pieterke Mol à la Maison du livre de Saint-Gilles. Ceci est le dernier texte, écrit lors de la troisième séance à partir d'une phrase entendue sur une partie de notre corps, réécrit et lu lors de la quatrième séance.