Laura

4. Victor


Quand nous sommes descendus à neuf heures pour prendre le petit-déjeuner, le poète allemand et le couple de vieux étaient déjà partis. Nous avons mangé rapidement quelques croissants et nous sommes partis vers Ostende.

***

Le ciel était bleu comme un ciel d'été mais la mer à marée haute restait brune et menaçante. Nous l'avons longée en voiture, toujours mouvante, toujours identique. Nous avons traversé des stations balnéaires désertées où quelques couples hilares comme celui de l'hôtel longeaient indifférents, un pain de mie à la main, les vitrines des magasins sur lesquels le rideau de fer était encore tiré.

L'agitation de toutes ces villes oubliées qui hibernaient déjà sous le vent glacé et le grondement envahissant de la mer semblait avoir migré à Ostende. La gare crachait des grappes de gens pressés au fur et à mesure que les trains arrivaient et repartaient. En grappes un peu plus lâches, ces gens traversaient la route devant nous en regardant l'heure sur leurs téléphones portables, ou leur horoscope sur la dernière page du journal gratuit qu'ils avaient trouvé dans le train sur la tablette et qui se reflétait dans la vitre obscurcie par le jour qui ne s'était pas encore levé.

Puis ils se dispersaient vers leurs bureaux respectifs qu'ils allaient quitter quelques heures plus tard pour reformer les mêmes grappes aux grains identiques et interchangeables, mais qui ne prendraient jamais la peine de se détacher des branches, d'errer sur les quais ou de pousser un peu plus loin leur promenade pour voir la mer toujours brune et menaçante en cette saison, toujours identique, toujours mouvante, mais qui méritait bien pour une fois qu'ils prennent le train suivant. Ils prétexteraient une réunion qui a duré un peu plus longtemps que prévu.

***

Nous avons garé la voiture près du port de plaisance où les bateaux dormaient bercés par les vagues qui rebondissaient sur le quai. Nous nous sommes dirigés vers l'immeuble de style où possédait un appartement l'écrivain flamand qui avait écrit sur une expérience mystique sans doute comparable en certains points avec celle que nous avions vécue en nous disant qu'il était impossible de même la fantasmer. D'en bas, nous pouvions voir les livres s'entasser devant les fenêtres, mélangés à des paquets de journaux ficelés et des boîtes de conserve aux étiquettes rouges.

***

Stuart qui n'espérait plus retrouver Emma s'était concentré depuis un ou deux ans sur les récits, comptes-rendus, témoignages et autres délires qui relataient des rencontres semblables à la nôtre. Il parcourait les sites Internet consacrés au paranormal, évacuait les enlèvement par les aliens, les réincarnations, les combustions spontanées... et ne gardait que ce qui se rapportait à une dame mystérieuse, à une lumière aveuglante sortie de nulle part, à des péchés à expier. 

Il y avait ces jeunes gens qui avaient fait monter à l'arrière de leur voiture une auto-stoppeuse très belle, habillée de blanc, aux cheveux blonds et au sourire mélancolique. Elle s'était assise au milieu de la banquette pour voir la route et sa peau — selon celui assis à sa gauche, un garçon un peu corpulent qui manquait de place dans la citadine trois portes de son ami et qui, malgré ses efforts pour ne pas, avait effleuré son bras — était certes blanche et pâle comme un cierge mais surtout gelée comme la glace elle-même. Au moment où la voiture s'engageait dans une courbe facilement négociable, la jeune femme avait poussé un cri terrible, glaçant comme sa peau, et avait soudainement disparu, avalée par sa bouche ouverte et le cri qui en était sorti.

Il y avait aussi l'histoire de cette dame grande et jolie, habillée de bleu et de blanc, qui apparaissait là où un cadavre devait être veillé afin que mort il le reste. La dame, que personne ne connaissait ni ne reconnaissait, se recueillait  dignement quelques minutes et s'en allait par la porte avant de disparaître au bout de la rue.

Ce n'est que lorsqu'elle n'était plus là que certaines des personnes présentes — celles qui souvent avaient la meilleure opinion de leur foi, de leur tristesse et de leur conception de la vie — se rendaient compte de son passage et de la paix qu'elle avait déposé en offrande dans la pièce. Personne, jamais, n'a eu l'idée de lui adresser la parole pour lui proposer une tasse de café et un morceau de gâteau aux noix, pour lui demander si elle avait bien connu le mort de son vivant ou pour la draguer éhontément parce qu'elle était paraît-il sacrément jolie — Et non il n'y avait pas à tenir compte du contexte, c'est-à-dire du cadavre enfariné : qu'y avait-il de plus symbolique que d'envisager le renouveau, la reproduction infinie de l'espèce au sein de la dernière demeure de notre congénère qui s'était opposée à elle en décédant inopinément.

Il y avait aussi celle — assez pittoresque — datant du début des années 80, du jeune garçon arraché à ses draps en feu par les bras puissants d'une bienfaitrice qui ressemblait à une Natalie Wood retrouvée. Elle avait traversé l'incendie sans se soucier des flammes, le garçon serré contre sa poitrine, et sa robe brillait d'un éclat glacé et immaculé au milieu de l'enfer écarlate.

À ce gamin, personne parmi ceux qui l'entouraient — et Dieu sait combien on peut être entouré dans ces circonstances — n'avait osé parlé ni de l'influence des fantasmes nocturnes sur les images saisies au réveil, ni de la mère détestée qui avait  bravé les flammes et la tristesse pour en extraire son fils dans ses bras usés. Ils n'ont pas parlé non plus de sa beauté carbonisée et de son visage blanchi par la cendre et la peur, un visage qui ressemblait à celui de l'actrice se gonflant d'eau quand elle s'est rendu compte que le bateau s'éloignait sans elle et que la mer, comme un cri terrible, allait l'avaler d'une seconde à l'autre dans sa bouche ouverte.

Et toutes ces vierges effrontées qui apparaissaient à un navire, un hélicoptère, à une équipe de recherche perdue dans la nuit, pour leur indiquer qui un naufragé flottant au milieu de la mer, qui un bras dépassant des miscellanées d'une avalanche, qui un promeneur victime d'un bosquet hypocrite et d'une mauvaise chute dans le ravin qu'il masquait.

Ces vestales effarouchées étaient capables de marcher sur l'eau sans se mouiller les jambes, de glisser sur les pistes non balisées sans se casser la figure et de s'élever au-dessus de la cime des arbres et de flotter ainsi dans le vent, tout ça pendant qu'émanait de leur corps une lumière douce, vaporeuse et éclatante comme celle d'une bombe à hydrogène. — Et ne me dites pas que toutes ces prudes jeunes femmes étaient toutes infoutues de se tirer les doigts du cul pour emporter ces malheureux à bout de bras et les déposer à l'abri ou à l'hôpital le plus proche.

En sus, il y avait celle-ci, celle qui intéressait Stuart — encore qu'à n'importe quel moment de ma vie précédant la soirée passée sur un divan crasseux et entre les cuisses d'une brune aux cheveux odorants, je n'en aurais rien eu à foutre de ce type et de son histoire, et de la poésie que je ne lisais jamais, d'ailleurs je ne lisais jamais.

Toujours est-il que Stuart a découvert sur un forum cet écrivain héroïnomane et le texte qu'il avait écrit il y a une vingtaine d'années. Après quelques recherches sur Internet, dans les registres de population, et quelques coups de fil que sa position de nouveau riche d'Uccle lui permettait, il avait découvert que l'auteur était encore vivant, qu'il résidait dans un appartement du centre d'Ostende et qu'il n'avait plus rien écrit depuis qu'il avait publié ces vers délirants dans une revue imprimée sur papier 80g, tenue par des agrafes, qu'un groupe d'illuminés findemondistes distribuaient à la sortie des églises, des métros et des écoles avant d'être dissous dans les différentes ailes psychiatriques des prisons du pays sous un prétexte flou de terrorisme pédo-blasphématoire.

Ce texte était un poème épique de cinq mille vers, écrit — comme le suggérait le forum — à la manière des Chants de Maldoror de Lautréamont, avec ce que ça insinue comme ambition improbable, maladresse inévitable et désintérêt littéraire total. Il relatait une expérience mystico-sexuelle que le vieux aurait eue — ou rêvée ou imaginée, c'était ce que nous nous étions chargés d'éclaircir — avec une fausse ingénue, une vraie vierge qui finissait par ne plus être ni l'une ni l'autre. 

Il évoquait une robe de nuit immaculée symbole de pudibonderie et d'envol angélique, une lumière d'outre-tombe — c'est-à-dire de celles qui se diffusent quand les projecteurs du paradis s'extirpent des pierres tombales — un vagin aussi réactif qu'un flan au caramel, et pour finir un procès abusif qui avait laissé un poète sans mots, sans souvenir, sans tenue et sans revenu, tel qu'il était quand il nous a ouvert la porte.

***

Il était pieds nus, appuyé sur une canne en véritable merisier surmontée d'un pommeau en argent fondu en forme de bête cornue qui resplendissait d'autant plus que l'homme était en pyjama bleu ciel ligné de traits bleu roi comme une sérigraphie de l'horizon qu'on n'avait jamais vu si courbe qu'au bout de la jetée de Nieuport avec cet azur dégagé et la mer au loin qui n'était pas encore assombrie par les boues du littoral.

Son pénis rabougri et rougi par l'infection émergeait de son pantalon mal boutonné et ressemblait à un bâton de rouge à lèvres ou à la bite d'un chien en chaleur. Sa chemise dévoilait dans l'encolure en V quelques poils gris qui formaient des amas humides et sombres sur la poitrine.

Sa bouche édentée souriait de ces sourires de pure sympathie qu'on les vieilles personnes pour qui le facteur, le réparateur d'ascenseur ou un quelconque gamin vendant des chocolats, des calendriers ou des billets de tombola,  ou trois types dans la quarantaine, les traits tirés, mal rasés, anxieux comme s'ils avaient ka police aux trousses et impatients comme s'ils avaient un retraité à dépouiller et à abattre, étaient tous des amis en visite que l'on devait accueillir avec déférence et générosité. Ses yeux hagards semblaient regarder une quatrième personne qui se serait trouvée entre Stevie et moi.

Stuart a expliqué la raison de notre visite et le vieil écrivain donnait l'impression de n'avoir rien compris à ce qu'il lui disait. Il nous a fait asseoir dans le salon où les fauteuils étaient recouverts des livres, journaux et détritus qu'on apercevait déjà d'en bas et qui s'écoulaient à flux continu dans tout l'appartement  sans qu'apparemment il soit dérangé d'y installer ses visiteurs.

Partout, dans toutes les pièces, sur les armoires, les tiroirs, la bibliothèque et éparpillés sur le sol, tels les squames d'une mémoire qui partait en lambeaux, étaient placés des bouts de papier jaune autocollants sur lesquels étaient inscrits un ou deux mots : médicaments, pâtes, conserves, assiettes, casseroles, plats, albums-photos, papiers à présenter si on te demande ton identité, musique classique, musique rock, manuscrits inachevés, carnets de note, tes propres livres, les livres des autres, les livres que tu aimais, les journaux de 2016, les journaux de 2015, etc.

Il s'est agenouillé devant un buffet, a parcouru des yeux les portes en chêne et les messages qui y étaient inscrits et a pris quatre verres derrière celle où était indiqué Verres à alcool. Il a avancé latéralement, toujours à genoux, jusqu'à la table basse autour de laquelle nous nous étions installés après avoir dégagé du revers du bras l'assise du fauteuil qui débordait d'emballages vides, de journaux souillés de nourriture, de livres aux pages arrachées et à la reliure démembrée, et il a posé un verre devant chacun de nous.

Dans sa position de pénitent qui rejouait sa passion dans la crasse d'un parquet qui n'avait jamais été foulé par le pied de l'homme — chaque jour comme si c'était la première fois — et qui se crucifiait dans l'apathie avec un air hagard et vaguement soulagé en attendant que quelqu'un le décroche avant que les rats, les corbeaux et les asticots aient raison de la douceur de son agonie, il a continué vers les portes du bar et sorti de l'armoire Alcools forts une bouteille de mezcal jamais ouverte.

Il s'est relevé en s'appuyant sur le bras. Il s'est dirigé vers nous en présentant de haut en bas son sourire sympathique et édenté, la bouteille de mezcal dont le contenu vibrait imperceptiblement comme l'eau des flaques sous les ponts d'autoroutes quand un camion y passe trop vite, et le bout turgescent de son pénis qui semblait cousu entre les boutons de son pantalon de pyjama, comme une broche ou une amulette.

Il s'est assis sur le bord de son fauteuil — à ce moment son sexe a disparu entre les plis du pyjama comme un chien rentre dans sa niche quand il se rend compte qu'il n'y a rien à défendre ici et qu'il n'a face à lui que des moulins à vent à l'arrêt — et il a servi une rasade irrationnelle dans les quatre verres à la limite de déborder. Enfin, il s'est enfoncé dans son fauteuil et, en se grattant fébrilement les cuisses au travers du tissu, il nous a demandé : 

— Rappelez-moi les raisons de votre visite. Vous êtes Témoins de Jéhovah ou Mormons ? Excusez ma mémoire. J'oublie vite les choses. Surtout les plus récentes.

— Non, ce n'est rien. Nous comprenons, a dit Stevie.

Stuart lui a réexpliqué les raisons de notre présence, lui a reparlé de son poème. Il s'appelle Elle m'a dit que celui qui l'aura gagnera ma miséricorde. Stevie a regardé Stuart en fronçant les sourcils, puis s'est tourné vers moi pour me demander en murmurant si c'était vraiment le nom qu'il avait donné à ce texte. 

Je lui ai dit que je n'en savais rien. Je commençais à m'impatienter et je me disait que je devrais être ailleurs, que je n'avais pas à écouter un vieillard sénile que j'imaginais mal avoir été écrivain un jour et encore moins avoir été lu avec admiration ou distraction, que je devais profiter de mes derniers jours à faire ces choses que font les condamnés quand leur heure approche (mais lesquelles ?). Je lui ai dit :

— S'il vous plaît monsieur, concentrez-vous. Nous vous parlons de votre dernier texte où vous parlez de cette femme que vous avez baisée, si j'ai bien compris.

— Mais croyez-vous au moins en Dieu si vous n'êtes pas ce que vous prétendez ?

— Nous ne prétendons rien du tout. Nous sommes venus pour…

— Il faut croire en Dieu, mes amis. C'est ce qu'il faut faire. Alors répondez-moi. Croyez-vous en Dieu ?

— Ce n'est pas la quest…

— Répondez, sinon je vous mets dehors.

Je n'ai rien dit. C'est Stevie qui a répondu.

— Oui, nous croyons en Dieu, sa bienveillance, sa miséricorde. Enfin, je crois. Je ne suis pas sûr.

— C'est bien, il faut y croire. Sinon, comment pourrait-on mourir ? La foi nous rassure, elle nous accompagne dans cette longue agonie qu'est la vie, dans l'espoir de quelque chose d'inouï pour après. Sans elle, nous ne sommes que des animaux.

— Nous sommes d'accord, monsieur. Mais concernant…

— Regardez-moi. Si je croyais en Dieu, pensez-vous que je me laisserais pourrir comme ça, à accumuler ces déchets qui masquent opportunément le vide de mon existence ? Pensez-vous que je me regarderais devenir une plante, figée dans une position faussement fière, incapable d'écrire une seule ligne depuis vingt ans, une mauvais herbe qui ne peut plus lire un livre depuis que elle oublie ce qu'elle a lu au moment même où elle tourne la page, un pissenlit qui n'est pas foutu de distinguer dans sa bibliothèque les livres qu'il a lu de ceux qu'il a écrit ? Si je croyais en un au-delà derrière le voile des paupières qu'on est incapable de fermer nous-mêmes, ne pensez-vous pas qu'il y a des années que je me serais laissé choir dans la mer, entre la jetée et le brise-lame, en faisant bien attention à choisir la saison — en novembre ou en février car il n'y a rien de plus déprimant que la côte belge en novembre... ou en février — afin que personne ne me voit y plonger tête la première ? Savez-vous que j'étais un excellent nageur quand j'étais à l'école. Je participais même parfois à des compétitions officielles quand un membre de l'équipe était malade. J'avais tellement la chiasse que je laissais une traînée brune dans mon sillage.

Stuart a répété Elle m'a dit que celui qui l'aura gagnera sa miséricorde et le vieux a commencé à pleurer. Je me suis levé et j'ai regardé sur l'étagère de la bibliothèque où était accroché le papier jaune autocollant qui portait la mention Livres que tu as écrits. À côté de petits recueils sobres était rangé un cahier de feuilles A4 au papier jauni qui s'affaissait, incapable de tenir debout tout seul.

Je l'ai feuilleté, debout devant la bibliothèque. Mes pieds baignaient dans un brouet de mégots de cigarettes, de filtres à café usagés dont le marc avait pris une couleur vert-de-gris, de magazines pornos et de feuillets chiffonnés d'une Bible antique qui semblaient recouverts complètement d'annotations et de croquis. Quand j'ai eu trouvé les pages où  était retranscrit son poème, je lui ai mis sous les yeux :

— Celui-là, connard. Avez-vous vraiment vécu ces événements vous-mêmes ou les avez vous imaginés ou rêvés peut-être ?

— Comment voulez-vous que je fasse la différence entre vivre, imaginer et rêver ? De quel texte parlez-vous ?

J'ai mis le doigt sur le titre.

— Elle m'a dit que celui qui l'aura gagnera sa miséricorde.

— Ah bon, elle vous a dit ça aussi à vous ?

— Non, c'est le titre du poème.

— Ah oui, je m'en souviens. Je dois avouer que je n'en suis pas très fier.

Puis, regardant nos verres à moitié vides : 

— Vous n'aimez pas le mezcal ? Si vous voulez, j'ai aussi du... enfin j'ai eu un jour du... je perds un peu la tête, je ne sais plus ce que j'ai bu, je ne sais plus ce que j'ai à proposer à mes invités, mes amis qui me font le plaisir de me rendre visite aujourd'hui. Que je suis un hôte exécrable.

Il a sangloté, le nez dans le mezcal. Je me suis emporté :

— Bon Dieu, vous allez nous parler de ce poème ou pas, espèce de vieux con.

Il a baissé la tête et a regardé ses mains gratter frénétiquement ses poils pubiens.

— Vous avez raison de vous fâcher sur moi. Je ne vaux rien comme ami. Mais comprenez-moi, ça fait tellement longtemps que je ne vous ai pas vus. Je suis un peu mal à l'aise. On est toujours maladroit quand on revoit de vieux amis après si longtemps.

Il a relevé les yeux, a inspecté nos verres à moitié pleins :

— Vous n'aimez pas le mezcal ? Si vous voulez, j'ai aussi, enfin je crois, du cognac, de la grappa, de la fine, du whisky, de la vodka, du gin, du vermouth, du rhum — du 7 ans d'âge, doré comme un coucher de soleil, vous m'en direz des nouvelles, je vais chercher la bouteille. Que je suis un hôte exécrable, j'aurais dû vous le proposer tout de suite. Elle me disait aussi que j'étais un poète exécrable.

Il a fait mine de se lever. J'étais derrière lui et je l'ai attrapé par les épaules pour le maintenir assis.

— Non. Le mezcal est excellent. Qui est cette femme qui vous a dit ça ?

— Dit quoi ?

— Que vous étiez un poète exécrable.

— Ah oui, elle a dit ça et pourtant c'est elle qui m'a tout dicté.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Que c'est elle qui m'a dit quoi écrire. Je n'ai rien inventé.

— Vous voulez dire que c'était une voix dans votre tête ? Comme quelqu'un qui partage votre esprit ?

— Une sorte de muse quoi, a ajouté Stuart d'une voix nasillarde en s'étirant de tous ses muscles, comme s'il venait de se réveiller.

— Oui, c'est ça. C'était votre muse, une femme qui semble vous souffler les mots à l'oreille quand vous êtes inspirés et que la plume a l'air de glisser sur la feuille.

— Non, pas du tout, elle était bien là.

— Vous preniez de la drogue à l'époque ?

— Non, je ne crois pas. Du whisky, c'est tout. Mais ce jour-là, j'étais sobre pour écrire ce poème. Il fallait être lucide pour suivre la dictée car elle avait un débit impressionnant. Par moment, elle semblait même possédée quand elle parlait.

— Si elle était un vraiment femme, comment était-elle ?

— Comme tout le monde, parce qu'elle était bien obligée. Quelle question ! Que l'on croit en Dieu ou pas — mais je vous le conseille franchement. Croyez-vous en Dieu ?

— Oui, avons-nous répondu en chœur, à la manière des pénitents ou des futurs mariés.

— C'est bien, il faut y croire. Sinon, comment pourrait-on mourir ? La foi nous rassure, elle nous accompagne dans cette longue agonie qu'est la vie, dans l'espoir de quelque chose d'inouï pour après. Sans elle, nous ne sommes que des…

— Des animaux, oui, on sait, à dit Stevie.

J'ai reposé ma question, en faisant attention à éviter les doubles sens.

— À quoi ressemblait-elle ?

— Elle ne ressemblait à rien ni personne.

— Non, quelle était son apparence ? Était-elle jeune ou vieille ?

— Aujourd'hui, elle doit être vieille comme moi. Elle vieillit avec moi, chez moi. Parfois j'entends sa voix quand je m'assoupis dans le fauteuil, je l'entends me murmurer à l'oreille des mots que j'oublie tout de suite.

— Oui mais est-elle plus jeune ou plus âgée que vous ? Était-elle de ces jeunes femmes qui savent rester élégantes en toutes circonstances, même assise ici en face de vous dans cette porcherie, même quand elle devait plonger les pieds dans la fange qui recouvre votre parquet ? Avait-elle de longues jambes qu'elle croisait lascivement, la gauche sous la droite ? Comment était-elle habillée ? Portait-elle des escarpins noirs et gris qui vous donnaient envie de l'emmener en promenade sous la colonnade ou sur la plage à marée basse, pieds indécemment nus et chaussures au bout des doigts ? Comment était-elle coiffée ? Avait-elle des cheveux châtains qui ondulaient sur ses épaules et une mèche qui lui traversait le visage ? Sentiez-vous cette odeur de lys…

— L'odeur de la mort.

— Oui, tout à fait. Sentiez-vous cette senteur de lys dans ses cheveux ? Et avait-elle le plus adorable, le plus désarmant, le plus maléfique des sourires ?

— Je ne sais pas, je ne pense pas.

— Elle n'était pas vraiment là, c'est ça ? Vous arrive-t-il d'entendre des voix ?

— Je ne suis pas fou. Quand j'entends des voix, je sais encore reconnaître celles qui sont réelles de celles qui ne le sont pas.

— Allons-nous-en, a dit Stevie en se levant d'un bond et en jetant dans un tas de détritus indescriptible et indistinct le cahier de feuillets A4 tenu vaillamment par deux agrafes dont les bras faiblissaient — quand la minable revue a touché le sol, il m'a semblé voir un animal s'enfuir d'un terrier à un autre. Allons-nous-en, c'est un malade, nous n'en tirerons rien de bon.

— Ne vous-en allez pas, messieurs. Vous êtes mes seuls amis, sans vous je ne suis plus rien. Je préférerais mourir que ne plus recevoir vos visites régulières. Mais je sais que je ne pourrai pas me donner la mort, vous comprenez, car je ne crois pas en Dieu. Si je croyais en Dieu, pensez-vous que je me laisserais pourrir comme ça, à accumuler ces déchets qui masquent opportunément le vide de mon existence. Pensez-vous que je me regarderais devenir une plante... Mais je radote, n'est-ce pas ? Ah, quel hôte exécrable je fais. Voulez-vous encore à boire ? Je vois que vos verres sont presque vides. J'ai en réserve un rhum 7 ans d'âge dont vous me direz des nouvelles. Il est doré comme…

— Non merci, nous avons assez bu comme ça. Vous disiez ne pas avoir vu celle qui vous a dit que celui qui l'aura gagnera sa pitié.

— Sa miséricorde.

— C'est pareil.

— C'est selon.

— Donc vous ne l'avez pas vue ?

— Comment aurais-je pu ? J'étais penché sur mon cahier, je tentais de rester concentré. Voyez-vous, elle me dictait ce texte à un débit inimaginable et ne répétait jamais deux fois le même vers. Elle était assise à côté de moi, appuyée sur le dossier de la banquette, alors que moi j'étais plié en deux au-dessus de la table. Je la sentais parfois approcher sa bouche de mon oreille pour me susurrer les passages les plus explicites. Son souffle était chaud et humide comme la vapeur qui sort d'un lave-vaisselle en fin de cycle. Ça me fait penser que j'ai de la vaisselle à faire, messieurs. Vous m'excuserez.

Il a levé le menton et a parcouru du regard la pièce qui ressemblait à une décharge sauvage, avec la mine d'un sergent instructeur inspectant le lit au carré d'un régiment de novices.

— Quel fouillis ici, je devrais aussi faire un peu de rangement, non ? Vous m'aiderez, n'est-ce pas ?

Stuart a grimacé de dégoût. À moins qu'il ne baillait. Stevie a dit Bien sûr, nous vous aiderons. Quand vous aurez terminé votre histoire.

— Mais ce n'est pas une histoire, monsieur. C'est un poème épique de 5000 vers rédigé sous la dictée d'une jeune femme qui me soufflait son haleine parfumée dans l'oreille.

— Donc vous ne pouvez pas nous dire si elle ressemblait à la description que je viens de faire. Ne l'avez-vous pas vue entrer ou s'en aller ? Où étiez-vous d'ailleurs ? Ici, à Ostende ?

— Oh non. Ostende, c'est l'amour mélancolique qui accompagne mes vieux jours. À l'époque, j'étais jeune et j'habitais à Bruxelles. C'est à Bruxelles que ça se passait et c'est quand on est jeune qu'on s'en soucie. Et c'est quand on est jeune qu'on cherche les bruits de la foule pour écrire en paix, alors qu'à Ostende le silence est tel que le bruit même de la plume nous empêche d'écrire. Oh je me souviens très bien de cette époque bénie où tout était bon à mon inspiration. J'avais mes habitudes dans un bar. À moins que ce ne soit un café ou une taverne. Je ne suis pas sûr. Mais je me souviens qu'il était peint en rouge, un rouge brillant, laqué. Je le sais car la lumière des lampes suspendus se reflétait dessus et envoyait une lueur rosée sur le cahier dans lequel j'écrivais. Ce qui me dérangeait et me distrayait de l'épopée que me dictait la jeune femme distinguée que j'avais vu entrer quelques minutes plutôt. Elle était de ces jeunes femmes qui savent rester élégantes en toutes circonstances, même quand elles entrent seules dans un bar de poivrots presque totalement vide, tenu par un malabar avec des biceps comme ça — il a formé de ses doigts un cercle de la taille d'un melon. Elle était venue s'asseoir à côté de moi et m'avait dit Je vais te dicter un poème. Sois attentif et concentré parce que je ne vais pas perdre mon temps à répéter les mots, d'autant qu'il fait dans les 5000 et quelques vers et qu'il commence à se faire tard. Quand j'aurai fini, tu le mettras au propre et le feras publier dans la revue 20121221, celle des cinglés de la fin du monde qui distribuent leur revue spartiate à la sortie des métros, des églises et des écoles. Ne pose aucune question. Il n'y a de toute façon aucune réponse. Quelle mémoire j'ai, n'est-ce pas ? C'est comme si ça s'était passé aujourd'hui.

— Et vous avez écrit ces 5000 vers sans vous plaindre ? Cela a dû vous coûter des heures et des crampes à rester assis et à écrire sans arrêt.

— C'est bizarre mais je ne me souviens pas avoir été fatigué. Elle me murmurait ses mots et c'était comme si quelqu'un d'autre les écrivait et que moi, à moitié saoul, à moitié assoupi, je les observais s'écouler sur la page. Mais on ne crache pas sur un poème gratos, n'est-ce pas les gars ? Même si, bon, je me suis vite rendu compte que c'était de la merde. Je me suis alors demandé Pourquoi moi ? Pourquoi pas l'autre type qui était assis plus près de la porte et qui lui aurait évité le calvaire de traverser le bar en diagonale pour venir s'asseoir à côté de moi ?

— Vous n'étiez pas que vous deux dans le bar ?

— Non, il y avait une dizaine de personnes en tout. Répartis par quatre. Sauf moi et l'autre type. Il était poète lui aussi, un jeune poète, assez jeune pour trouver du romantisme dans un vieux bar sans style. Je le voyais souvent écrire au bord de la fenêtre et je me suis demandé Pourquoi pas lui ? qui, au contraire de moi qui alignait les poèmes avec la régularité d'un fossoyeur, donnait l'impression de ne pas en toucher une. Il griffonnait quelques lignes puis arrachait la feuille du cahier, la chiffonnait et la jetait au sol jusqu'à le recouvrir entièrement et qu'il ressemble plus ou moins à une route enneigée. J'ai une fois ramassé une de ces pages mais elle était écrite en allemand et je l'ai reposée dans le tas.

— Mais si vous l'avez vue entrer, vous pouvez nous la décrire alors, a relevé Stevie.

— Oh oui, vous avez raison, je pourrais vous la décrire.

— Et comment était-elle ?

— Comme tout le monde, parce qu'elle était bien oblig…

— Je veux dire, ressemblait-elle à la femme que je vous ai décrite ?

— Je ne me souviens pas.

— Mais si : élégante ; longues jambes croisées ; escarpins noir et gris pour la promenade ; pieds à peu près nus ; cheveux châtains qui ondulaient sur ses épaules ; mèche comme le nez au milieu du visage ; senteur de lys ; odeur de mors ; le plus adorable, le plus désarmant, le plus maléfique des sourires.

— C'est tout à fait ça, un sourire adorable et désarmant qu'elle gardait imprimé sur son visage, même quand elle traversait un bar obscur décoré avec un goût douteux.

— Et le reste ?

— Rien à voir. Elle était plutôt petite, portait des sneakers qui dépassaient à peine d'un jeans trop long — mais il paraît que ça se faisait à l'époque — un pull trop large — mais il paraît que — et les cheveux blonds coupés court. Quand elle marchait, c'était comme si elle flottait à quelques centimètres du sol — mais je dis peut-être ça à cause des baskets et du jeans trop long, et parce que son pied disparaissait et réapparaissait à chaque pas. Quand elle a traversé le bar, elle a regardé à gauche et à droite en souriant, non pas comme si elle était mal à l'aise ou cherchait un visage familier, mais comme si elle voulait que chacune des personnes présentes, chaque banquette, chaque table, chaque verre, chaque dessin sur le mur, le barman, le poète allemand et moi, que tous nous croisions son regard, ne fût-ce qu'une fraction de seconde, et que ce regard, son sourire et toute sa personne persiste sur notre rétine et s'inscrive à jamais dans notre mémoire, au-delà des ravages du temps et de la maladie, pour qu'un jour comme celui-ci nous puissions vous parler d'elle.

Puis, après un court silence circonspect qu'il se sentait obligé de meubler : 

— Vous savez, même les lieux et les objets ont une mémoire, mais elle s'exprime dans une langue que nous ne parlons pas et que nous ne comprenons pas.

— Comment est-elle partie ? ai-je demandé.

— Je ne sais pas. Quand elle s'est tue, j'ai continué à sentir son souffle chaud sur ma joue, mais de moins en moins fort, jusqu'à ne plus rien sentir du tout, comme si elle ne respirait plus. Elle faisait déjà ça quand elle était petite, quand elle voulait quelque chose que je ne pouvais pas lui donner. Elle arrêtait de respirer à en devenir rouge, mauve. Faire du chantage en mettant sa vie dans la balance, vous imaginez ? Quand, n'en pouvant plus et se rendant compte qu'il m'était impossible de la satisfaire, elle daignait ouvrir la bouche et aspirer l'air avec douleur tel un nouveau-né, elle était magnifique, les joues rosies par le souffle glacé de la mort, les yeux embués des larmes d'une vie qui ne veut pas d'elle. Elle ressemblait alors à sa mère le jour où je l'ai embrassée pour la première fois : rose et brillante. Elle me manque depuis si longtemps que je ne me souviens plus de l'avoir aimée autrement que de loin. Elles me manquent toutes les deux, pourtant elle me l'avait promis en partant. Je la vois encore, la main sur la clenche. La porte était déjà entrouverte, la moitié du corps était déjà parti. Elle s'est retournée avant de disparaître, comme si elle venait de repenser à quelque chose. Mais ce mouvement trop théâtral — vous voyez la manière qu'ont les actrices de cinéma muet de porter à leur front le revers de la main, ne pouvant dire ce qu'elles veulent qu'ils entendent, obligées d'écrire leurs émotions d'amples gestes du bras, comme si elles les peignaient sur les murs en grosses lettres majuscules et dégoulinantes,  mais, vous savez, le vrai langage du corps est presque imperceptible et ne peut être lu que par la personne à qui il s'adresse, pour les autres ce ne sont que tremblements — pouvait tout aussi bien dire qu'elle avait repoussé jusqu'à la dernière seconde le moment où elle me dirait ce qu'elle se sentait forcée à dire mais qui la répugnait, ou bien qu'elle avait sciemment attendu d'être à moitié loin pour que ses dernières paroles condamnent définitivement notre conversation, et me condamnent à chercher la sincérité dans une porte en hêtre plaqué. Je lui ai encore demandé Est-ce ainsi qu'on s'habille aujourd'hui ? Elle n'a pas répondu à ma question. Elle m'a dit Ne t'inquiète pas, je viendrai te voir souvent, passer du temps avec toi, t'emmener dans le parc, autour de l'étang où tu m'expliquais, sans trop comprendre car tu n'étais pas comme ça, pourquoi les canards mâles étaient plus beaux que les canards femelles, pourquoi les femmes étaient plus belles que les hommes et pourquoi ce n'était pas un privilège. Nous irons encore marcher dans la montagne, manger des brochettes d'agneau à Campo Imperatore comme avant. Nous ferons tout comme avant, à part qu'aujourd'hui c'est à mon tour de m'occuper de toi comme tu t'es toujours occupé de moi quand maman est partie. Elle est bizarre, la vie, hein ? Puis elle est partie.

— Mais vous parlez de votre fille ?

— Ah ma fille… Quelle femme forte et généreuse elle est devenue… Elle me manque. Elle n'est jamais revenue, nous n'avons rien fait de tout ça. Enfin je crois.

— Vous voulez dire que c'est votre fille qui vous a dicté ce poème ?

— De quoi parlez-vous ?

— De cette fille, dans le bar, qui vous a fait écrire le poème. Elle m'a dit que celui qui m'aura gagnera ma miséricorde.

— Ah bon, elle vous a dit ça à vous aussi ?

— Non c'est le titre du poème. Elle m'a dit et cætera et cætera.

— Pourquoi vous a-t-elle dit et caetera deux fois ? ­Ça n'a aucun sens.

J'ai secoué le cahier sous son nez.

— Il n'y a rien à faire, dit-il, ces feuilles agrafées n'auront jamais ni l'odeur ni la prestance d'un livre. 

— Ce poème ! C'est votre fille qui vous l'a dicté ?

— Oh non, de quoi parlez-vous ? Ma fille avait à peine huit ans quand je l'ai écrit. Vous la connaissez ? Si vous la voyez, dites-lui de passer me voir de temps en temps. Et demandez-lui pourquoi elle ne le fait jamais, elle me l'avait promis.

— Oui, nous lui dirons quand nous la rencontrerons, a dit Stevie.

— Mais que voulez-vous à ma fille ? Laissez-la tranquille ! Ce n'est qu'une enfant de huit ans. Pervers que vous êtes.

— Mais nous ne sommes pas…

— Taisez-vous ! Et qui êtes-vous d'abord ? Encore de ces putain de fils de pute de Témoins de Jéhovah. Mais je n'en ai rien à foutre de votre Dieu et de son royaume pourri. Je n'en ai rien à foutre et je n'y crois pas. Tiens dans ta gueule. Pour moi, Dieu est mort. Même pas. Il n'a jamais existé. Ne pensez-vous pas, si je croyais en Dieu, qu'il y a des années que je me serais laissé choir dans la mer, entre la jetée et le brise-lame, en faisant bien attention de choisir la bonne saison — en novembre ou en février car il n'y a rien de plus déprimant que la côte belge en novembre… ou en février — afin que personne ne me voit y plonger tête la première. Allez-vous en de chez moi, bande de colporteurs de mauvaises nouvelles. Foutez le camp tout de suite.

Il s'est levé et Stuart, qui somnolait le nez sur un sachet de thé usagé et de la même couleur vert-de-gris que la moitié du sol, s'est pris un coup de pommeau en argent à l'arrière du crâne. Il y a porté la main qui s'est colorée d'un rouge vif épais qui ressemblait à de la gouache.

***

Nous sommes sortis en courant et en jurant tous les Saints du Ciel que nous avions assez donné et que nous avions mieux à faire qu'écouter un vieux fou qui ne savait plus à quel saint se vouer si ce n'est la sainte crasse de son appartement.

Stuart, mi assommé mi bourré au mezcal dont nous avions fini la bouteille, ne tenait plus debout. Stevie et moi avons dû le soutenir jusqu'à la voiture. J'ai pris le volant et nous sommes repartis vers Nieuport en longeant la mer qui, si elle avait sans doute avancé et reculé quand nous étions derrières ces fenêtres sans perspective, ne bougeait toujours pas. Elle semblait retenir sa colère dans le grognement et l'écume des vagues qui laissaient sur la plage comme un filet de bave rageur.

Parfois je portais la main à mon cœur pour sentir le froissement de la revue que j'avais glissée sans rien dire entre mon pull et mon manteau. Le froissement d'un cœur artificiel qui battait en grinçant comme une machine grippée.

***

Quand nous sommes arrivés à l'hôtel, je me suis couché et j'ai lu le poème avant de m'endormir, sans manger et me répétant ad libitum, comme les paroles douces d'une mère qui embrasse son enfant et borde son lit, la scansion des quatre vers qui clôturait le texte : 

Trois chevaliers pleurant la perte d'un des leurs
Sacrilège ! m'emporteront comme des voleurs
Poursuivant leur quête d'un impossible Graal
Tremblant, titubant d'avoir bu trop de mezcal

Prochain chapitre non publié